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REVUE. — CHRONIQUE.

qu’a retrouvés et que nous rend M. Rathery. Il y a un trait surtout, par lui révélé, qui rehausse encore la beauté de ce dévoûment : c’est que Plélo était, dans sa vie privée, parfaitement heureux, père de plusieurs enfans, époux d’une jeune femme qu’il adorait. Son mariage avec Mlle de La Vrillière, en 1722, avait donné lieu à un aimable épisode. Il avait vingt-trois ans; comme sa femme n’en avait pas encore quatorze, on les tint séparés, quoique logés dans le même hôtel, et la jeune comtesse sous la garde d’une duègne. C’était une occasion de roman toute trouvée : ils se virent dans le monde et se plurent; bientôt une intrigue se noua qui était sans danger, et dont le succès mit fin à une surveillance devenue très inutile. En plein XVIIIe siècle, alors que l’institution du mariage semblait presque tombée en désuétude, ces deux époux, unis douze années, furent de fidèles amans. Il faut lire, dans le livre de M. Rathery, la lettre qu’il écrivit à la comtesse, car il ne se sentit pas assez fort pour la voir, au moment de sa grande résolution et de son départ. Elle est courte, elle est déchirante, quoique résolue et résignée : dix lignes à peine, quelques feintes paroles d’espoir : « Amour, devoir, gloire, que de maux vous me causez! » Il faut lire, dans le même volume, la douloureuse réponse qui n’arriva jamais à son adresse, et ensuite, car M. Rathery a pu les décrire à l’aide de nombreux papiers de famille, les scènes de désespoir, les éclats de douleur, les pensées de mort de la malheureuse veuve. Telle était l’affection profonde, tel était l’ardent amour que chacun des deux avait pour l’autre ; c’était un parfait bonheur que Plélo avait sacrifié sciemment : à cette mesure encore il faut apprécier son héroïsme.

Le comte de Plélo était d’ailleurs un homme d’esprit, ami des lettres et des sciences, d’une douce philosophie, de la poésie et du beau langage. Il faisait partie de l’Entresol, cette sorte de club littéraire dont parlent les Mémoires du marquis d’Argenson, un de ses membres, et qui fut comme un berceau d’Académie des sciences morales et politiques. Il a laissé de petites pièces en vers fort agréablement écrites et une remarquable correspondance que M. Rathery nous a rendue. Profitant de sa mission diplomatique à Copenhague, il prenait à cœur de correspondre avec les principaux savans du nord; il avait étudié les langues scandinaves, il avait remarqué les sagas; la Bibliothèque nationale de Paris lui doit six ou sept cents volumes danois, suédois, norvégiens, islandais, parmi lesquels il y a des traductions manuscrites de monumens inédits.

Il fallait cependant l’érudition patiente et ingénieuse d’un savant tel que M. Rathery pour réunir des informations si complètes sur une renommée qui, fixée uniquement par un dernier coup d’éclat, n’avait pas eu le temps de s’établir dans les souvenirs des hommes. De cette curieuse recherche il résulte un volume d’une aimable et facile lecture, hommage bien légitime à l’une des plus nobles mémoires d’une période