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Chose plus frappante encore, le Grec de l’Hellade ne garde presque rien de l’empreinte byzantine. Ses ancêtres ne sont pas seulement les Grœculi des Romains, ce sont aussi les Grecs de la grande époque classique. On a plus d’une fois remarqué, avant et après la guerre de l’indépendance, combien les habitans de la Grèce insurgée, Hellènes ou Albanais, rappelaient, dans leurs mœurs ou leur caractère, les premiers Grecs que nous montre l’histoire, eux aussi brigands ou pirates. Ceux qui se plaisent à écraser les Hellènes modernes des hauts faits et des hautes vertus de leurs aïeux oublient souvent les exemples que dans les plus beaux jours leur ont laissés les héros de l’antiquité, les Athéniens surtout, de Thémistocle à Alcibiade. La moralité privée, et plus encore la moralité politique, ne semblent jamais avoir été le fort de cette race ingénieuse et subtile, dont les philosophes ont cependant conçu les plus hauts types de vertu. A cet égard, les Grecs n’ont peut-être pas autant dégénéré de leurs grands ancêtres que se l’imagine le vulgaire. Il y a au moins un point sur lequel ces Grecs, par tant d’autres côtés si inférieurs aux anciens, les égalent ou les dépassent : c’est le patriotisme, ou mieux l’amour de leur race et de leur nation, vivant à travers toutes les défaillances et tous les compromis chez les Grecs de tout rang et de toute contrée.

S’il ressemble encore à ses pères, rien ne diffère plus du Turc que le Grec moderne. Entre les deux hommes, entre les deux peuples, tout est contraste; leurs qualités sont opposées, et l’opposition est d’autant plus saillante que chez l’un et l’autre ces qualités sont souvent outrées. Ce qui distingue le Grec, ce qui est le principe de l’humeur changeante qu’on lui reproche d’ordinaire, c’est le goût des nouveautés, l’amour du progrès, la curiosité, l’esprit d’initiative. Ce qui distingue le Turc au contraire, le principe de la dignité et de la patience que l’on vante souvent chez lui, c’est le goût du repos, le respect des usages, l’indifférence à ce qui se passe au dehors, et par suite l’apathie et la somnolence morale. Par sa vivacité, son agilité intellectuelle, son besoin de mouvement, sa curiosité impatiente, le premier est un Européen et un moderne, qui pousse jusqu’à l’excès l’esprit mobile de notre civilisation et de notre siècle : par son indolence intellectuelle, son fatalisme, son manque de ressort et d’initiative, le Turc est, en dépit de son séjour en Europe, un Asiatique, et il est douteux qu’il puisse jamais être autre chose. Cette différence se manifeste partout, dans la vie privée comme dans la vie publique, et jusque dans la démarche de l’Ottoman et de l’Hellène. Nulle part le contraste n’éclate autant que dans le goût de l’un et dans l’indifférence de l’autre pour l’instruction.