Page:Revue des Deux Mondes - 1877 - tome 20.djvu/535

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

turques et égyptiennes. D’une population décimée et ignorante, habituée par les luttes même de l’indépendance à une vie libre, sans lois et sans frein, il fallait faire un peuple moderne, et au milieu des aventuriers et des klephtes établir un gouvernement régulier. Il fallait tout improviser, dans le monde moral comme dans le monde matériel. La nouvelle capitale, bâtie de toutes pièces dans une petite plaine aride, au pied des ruines solitaires de l’Acropole, l’Athènes moderne, aujourd’hui la ville la plus occidentale de tout l’Orient, est un juste emblème de cette Grèce contemporaine, reconstruite elle-même à l’imitation de l’Europe sur un sol étroit et désert. À ces affranchis, élevés dans l’ignorance de quinze siècles de despotisme religieux et de quatre ou cinq siècles de servitude politique, manquait le premier instrument de toute vie intellectuelle, de toute féconde civilisation, une langue à la fois populaire et littéraire. Ce que tous les peuples de l’Europe tiennent du passé, un idiome lentement élaboré, élevé au-dessus de tous les dialectes locaux, capable d’exprimer toutes les idées et de les porter à tous, les Grecs, au lendemain de leur émancipation, s’aperçurent qu’ils en étaient privés. La langue antique était morte, et le grec vulgaire fait de ses débris, le romaïque, à la structure analytique toute moderne, n’était pas encore formé, pas encore adulte, en sorte qu’entre la belle langue classique des ancêtres et le patois inculte du peuple, les Grecs n’ont pu encore se faire une langue nationale vraiment vivante, à la fois parlée et écrite et assez fixée pour être au-dessus de toute discussion. Leur littérature renaissante hésite et se partage entre deux directions opposées, les uns voulant remonter au langage de Démosthène et de Plutarque, les autres inclinant vers le langage du klephte et du berger. Cette indécision de l’idiome hellénique moderne est un autre symbole des difficiles destinées de la Grèce, disputée, elle aussi, entre les traditions ou les souvenirs de l’antiquité, et les idées ou les besoins du monde moderne.

L’embarras de cette situation, cette sorte d’incertitude dans les conditions d’une existence nouvelle, est sensible dans la politique intérieure de la Grèce. Que devait être ce nouvel état, une monarchie ou une république, un état fédératif ou un état unitaire? La question n’eût pas laissé d’être difficile et de jeter dans la nation de trop vivaces semences de discorde, si l’Europe monarchique, qui servait à la Grèce renaissante de tutrice et de marraine, n’eût naturellement uni sans trop la consulter sa filleule à la royauté. En pupille docile, la Grèce, au milieu de toutes ses aventures et de ses caprices, est demeurée assez sage pour ne point se brouiller sur ce point avec les puissances protectrices dont, à un moment donné, elle pouvait