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k^2 REVUE DES DEUX MONDES. — On t'accusera de faire un coup de tête, lui dit son père. Tu es peu sensible aux jugemens du monde, au qu'en dira-t-on; je le suis davantage, ménage ma faiblesse ou ma couardise. Sauvons les ap- parences, n'ayons pas l'air de nous presser ou de nous cacher, agis- sons avec poids et mesure. Dans ce moment, il n'y a personne à Paris ; laissons à nos amis le temps d'y revenir. Nous leur présen- terons le comte Larinski. Les grandes félicités ne craignent pas qu'on les discute. Ton choix sera discuté par les uns, approuvé par les autres, M. Larinski a le don de plaire, il plaira, et tout le monde excusera ma résignation, dont M'°^ de Lorcy me fait un crime. — Vous m'aviez promis que votre résignation serait mêlée d'un aimable enjoûment, je la trouve un peu mélancolique. — Tu ne peux pourtant pas exiger que je sois ivre de joie. — M'assurez-vous du moins que vous avez pris bravement votre parti, que vous ne songez plus à en appeler? — Je te le jure. — Bien, nous ménagerons votre faiblesse, lui répondit-elle, et elle dit amen à tout ce qu'il lui proposa. Il fut convenu que le mariage aurait lieu dans le courant de l'hi- ver, et qu'on attendrait deux mois avant de procéder aux premières formalités. M. Moriaz se chargea de faire agréer cet arrangement à Samuel Brohl, qui le goûta fort peu. Il n'eut garde pourtant d'en rien témoigner. Il dit à M. Moriaz qu'il était encore dans le pre- mier étonnement de son bonheur, qu'il n'était pas fâché d'avoir du temps pour s'en remettre; mais il se promit en secret de trouver quelque artifice pour abréger les délais, pour hâter le dénoûment. Il appréhendait les accidens, l'imprévu, les bourrasques, les orages, la grêle, la nielle, tout ce qui peut endommager ou perdre les mois- sons; il lui tardait d'avoir récolté la sienne et de l'avoir précieuse- ment serrée dans son grenier. En attendant, comme ses espèces tiraient à leur fin, il écrivit à son vieil ami, M. Guldenthal, une lettre majestueuse à la fois et confidentielle qui produisit le plus grand eflet. M. Guldenthal jugeait qu'un bon mariage est une bien meilleure sûreté qu'un mauvais fusil. Au surplus, il avait eu l'a- gréable surprise d'être remboursé intégralement à l'échéance, ca- pital et intérêts. 11 fut charmé de voir revenir à lui un si excellent débiteur, il s'empressa de lui avancer au denier cinq tout l'argent qui pouvait lui faire besoin, et même davantage. Un mois s'écoula paisiblement, pendant lequel Samuel Brohl se rendit deux ou trois fois chaque semaine à Cormeilles. Il s'y faisait adorer de tout le monde, y compris le jardinier, les concierges et la chatte angora qui l'avait accueilli lors de sa première visite. Cette belle minette aux soies blanches avait conçu pour Samuel Brohl une déplorable sympathie; peut-être avait-elle reconnu qu'il avait