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un criminel ordinaire, et, sans se faire prier, il s’était mis à causer avec moi. Sa conversation était pleine d’enseignemens. « Et d’abord, me disait-il, faisant allusion à ma mésaventure, il ne faut pas vous chagriner pour si peu ; j’en sais plus d’un qui a passé par là comme vous et que ça n’a point gêné pour faire son chemin. Connaissez-vous le général Topete ? Il était bel et bien accusé de complot. Je vous parle du temps de la reine ; on l’avait arrêté à Santofia, où il prenait les bains, et j’étais chargé de le conduire jusqu’à Madrid. Le voyage se fit à ses frais : deux jours entiers en voiture ou en wagon, et toujours aux premières places ! J’étais assis à côté de lui, pensez si je me trouvais bien, moi qui ai l’habitude de mener mon monde à pied ! A Madrid, où l’on nous attendait, je rédigeai mon rapport et je fis remise de mon prisonnier : je ne l’ai plus revu depuis ; mais j’ai appris par les journaux qu’il avait su se tirer d’affaire ; on en a fait un ministre, je crois. C’est comme le général Moriones ; un jour, quelques camarades et moi, nous reçûmes l’ordre de l’arrêter, toujours histoire de complot. Que lui importe maintenant, n’a-t-il pas eu un bel avancement, lui aussi ? Moi seul je suis resté au même point que jadis, et je ne m’en étonne pas trop ; mais vous Voyez par là, jeune homme, que rien n’est encore perdu pour vous, et que bien souvent les gardes civils auraient tout profit à changer de place avec leurs prisonniers. »

Tout en causant de la sorte, nous étions arrivés au terme de l’étape ; par une vraie fatalité, un bataillon de passage faisait halte en ce moment dans Peñacerrada : sur la grande place ; on voyait les sacs répandus par terre, les fusils appuyés aux murs des maisons ; réunis par petits groupes, les hommes fumaient et riaient ; il me fallut passer au milieu d’eux, subir de nouveau ces regards curieux, ces lazzis, qui déjà m’avaient été si pénibles. D’ailleurs j’allais dire adieu à mes deux compagnons de route ; une seule étape me séparait encore de Vitoria, où deux autres de leurs camarades devaient me conduire sous peu. Ils échangèrent quelques mots avec un petit vieux qui raccommodait des chaussures à l’entrée d’une grande maison humide et sombre ; le vieux se leva, me regarda en ricanant, me débarrassa prudemment du bâton que je portais à la main ; je me sentis poussé dans un endroit ténébreux ouvert au fond de l’allée à droite, puis une grosse porte munie de verrous et percée d’un judas se referma sur moi. J’étais dans la prison de Peñacerrada, et quelle prison, grand Dieu ! C’est bien le plus vilain endroit où jamais honnête homme ait été forcé de mettre les pieds. Qu’on se figure un espace à peu près carré, sorte de basse-fosse qu’éclaire à demi un étroit soupirail en pente placé près du plafond, hors de la portée de la main ; le sol de terre battue est jonché d’immondices et de débris suspects, les pieds littéralement