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le peuple, les mains promptes ; avec cela un grand mépris de la vie ; pour un oui, pour un non, sous le prétexte le plus futile, les navajas sortent de la ceinture, les escopettes partent toutes seules ; qu’il y ait mort d’homme, l’assassin gagne la sierra. Et cependant, si les brigands sont encore là-bas plus nombreux que chez nous, ce n’est point la faute de la garde civile, de son courage ni de son dévoûment : en dépit des montagnes dont elle-même connaît admirablement toutes les retraites et tous les sentiers, elle eût depuis longtemps déjà purgé le pays ; mais les événemens politiques l’ont détournée trop souvent de cette tâche nécessaire. A chaque moment de crise ou même d’embarras, comme on les sait fidèles, incapables de trahir leur devoir, le gouvernement a recours aux gardes civils. Combien de fois leur a-t-il fallu, au détriment de la sécurité publique, s’interrompant dans la poursuite des voleurs ou des assassins, se mêler au jeu de la politique, aider au pouvoir des uns, surveiller l’ambition des autres, déjouer les intrigues et les complots ! tout récemment, pendant la guerre, gardes civils et carabiniers ont été employés contre les carlistes, au même titre que les troupes régulières ; que la nécessité fût grande, le péril imminent, toujours est-il qu’en leur absence les lignes de douanes restaient ouvertes et les campagnes privées de surveillance. Forcés de vivre, eux et leurs familles, — car ils peuvent se marier, — d’une modique solde très irrégulièrement payée, ces braves gens ne cessent d’exposer leurs jours pour la défense de l’état ou de la société ; puis, quand l’âge est venu, on les congédie avec une petite pension ; mais de cette pension même, s’ils n’ont pas quelque protecteur puissant, ils risquent fort de ne jamais percevoir un sou ; la pénurie du trésor ne permet point de payer les vieux soldats ailleurs qu’à Madrid ou dans les grandes villes. Que faire alors ? Ils vont travailler aux champs, et ceux qui n’ont plus la force ou la santé se mettent à mendier ; qu’on ne crie pas à l’exagération, la chose s’est vue. Voilà ce qu’ils me racontaient eux-mêmes sans récriminations, sans colère, mais d’un ton attristé qui trahissait la crainte de l’avenir et qui m’allait au cœur.

Des deux gardes formant la pareja qui m’emmenait vers Peñacerrada, il en est un surtout dont je me souviens avec reconnaissance. C’était un caporal ; sa longue figure maigre, sa moustache rousse, ses membres osseux, son corps haut et fluet rappelaient d’assez près le type de don Quichotte, mais de don Quichotte à pied ; il cheminait par grandes enjambées, le dos un peu voûté, hochant parfois la tête et mâchonnant tout bas comme font les vieux grognards ; au demeurant, le meilleur cœur du monde. Plus clairvoyant que le colonel, avec ce tact que donne la fréquentation habituelle des vrais coquins, il avait compris tout de suite que je n’étais pas