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venir de si loin, pour quoi voir ? Un vieux château qui n’existait plus, et par un temps pareil encore, dans la boue, sous la pluie, est-ce que cela était vraisemblable ? tout bien considéré, il me tenait et il me gardait : c’était son dernier mot. » Devant une argumentation aussi bien suivie, je n’avais plus qu’une chose à faire, me résigner et me laisser conduire en prison, ce qui fut fait tout aussitôt. Don Antonino avait donné l’ordre aux soldats : pero que no le maltraten mais qu’on ne le maltraite pas ! eut-il la gracieuseté d’ajouter en se retirant.

Je passai tout un jour, gardé à vue, dans une chambre de la petite maison humide et nue, attenant aux remparts, qui servait de poste principal à la garnison, et le surlendemain matin, dès l’aurore, je fus remis aux mains de deux gardes civils, avec un compte-rendu détaillé de mon arrestation. Dans un petit conseil de guerre tenu à mon intention entre le colonel et ses officiers, il avait été convenu que je serais conduit par étapes jusqu’à Vitoria, capitale de la province, que là je m’expliquerais tout à loisir et que les autorités supérieures décideraient de mon sort : ce brave colonel, qui trouvait d’excellentes raisons pour me faire arrêter, ne voulait pas même savoir s’il n’en était pas de meilleures pour me relâcher. Il m’avait cru de bonne prise : cela lui suffisait ; de tout le reste il se lavait les mains comme Pilate et m’envoyait pendre ailleurs, s’il y avait lieu. Mais pourquoi donc s’avisa-t-il d’inscrire sur son rapport, comme je l’appris plus tard, qu’au moment même où je fus arrêté j’étais en train de tracer des dessins et de lever des plans ? À mon grand chagrin, je l’avoue, je n’ausu de ma vie tenir un crayon, et les papiers saisis sur moi pouvaient en faire foi au besoin. La même curiosité qui m’avait accueilli lors de mon arrivée par la grande rue m’attendait au départ. On a beau être fort de sa bonne conscience, très légèrement compromis en somme et plein de confiance dans l’arrêt des juges de Vitoria ou de Madrid, c’est une position délicate, quand on n’en a point l’habitude, que de cheminer ainsi entre deux gendarmes. Pour moi, lorsque j’y songe, je devais en l’occurrence faire assez triste figure. Ces regards de côté, ces sourires, ces réflexions malsonnantes qui m’éclaboussaient au passage et me frappaient à la face comme de la boue, tout cela m’était fort pénible, je dois le dire, et je mets cette journée-là parmi les plus mauvaises de ma vie. La route d’ailleurs était fort jolie ; la pluie avait cessé, et la nature rafraîchie se montrait dans tout l’éclat de son épanouissement printanier. Les arbres, les blés, les maïs étaient d’un vert éblouissant. Nous nous élevions lentement pour franchir la haute crête qui de ce côté borne la Rioja. Parfois un muletier, quelque petit propriétaire du pays, passait perché sur sa bête ; on s’arrêtait pour causer un peu, échanger une cigarette, et