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moitié devisent, le cœur léger, de leur prochain changement de fortune ; mais ils ont compté sans les reviremens de la dernière heure. Quelques jours auparavant le hobereau, dans un accès de colère furieuse, a indignement maltraité sa fille ; le vieux docteur Heim, un ami de Mme Möllner, profite des remords tardifs du moribond pour lui faire signer un second testament en faveur d’Ernestine. L’oncle demeure toujours tuteur de sa nièce ; mais il n’héritera des biens que si celle-ci meurt sans s’être mariée.

En apprenant la ruine de leurs espérances, Leuthold et sa femme sont d’abord comme anéantis ; puis une altercation violente s’élève entre eux ; chacun accuse l’autre d’avoir manqué au dernier moment d’habileté et de vigilance. Une fois en veine de griefs, l’irascible couple tisonne à tour de bras dans le passé, et, à force de remuer leurs souvenirs communs, ils aperçoivent nettement une chose que le retrait de l’héritage laissait bien à nu, à savoir leur incompatibilité absolue d’humeur. Il y a là une excellente scène de comédie. Berthe la première, dont la langue est la plus alerte, prononce le mot de séparation ; son époux le saisit au vol ; en un clin d’œil l’affaire est réglée ; sans bruit, sans éclat, la grosse ménagère regagnera l’hôtellerie paternelle, et quant à la petite Gretchen, fruit de cette union si mal assortie, elle restera provisoirement auprès de son père.

Alors commence ce que l’auteur appelle « le meurtre d’une âme. » Armé de ses droits de tuteur, Leuthold se sent maître encore de la situation, et il a bien vite imaginé tout un plan nouveau qui lui rend barres sur l’avenir. Il sera lui-même et lui seul l’éducateur de sa nièce ; il exercera sur ses sentimens et sur ses pensées une surveillance et une action de tous les instans ; il en fera en quelque sorte le blocus : chaque fibre de son être et chaque nerf de son cerveau ne vibreront qu’à sa volonté. L’étrange précocité intellectuelle d’Ernestine, ses élancemens déjà passionnés vers je ne sais quelle gloire virile et les plus hautes abstractions de la science humaine sont pour Leuthold un sûr garant de réussite : il la façonnera peu à peu à son gré et à son image. « Je t’apprendrai, lui dit-il, ce qu’aucun femme n’a jamais su, et à vingt ans tu exciteras l’envie et l’admiration des hommes eux-mêmes. » Quelle revanche pour elle, après tant d’humiliations dont sa triste enfance s’est vue abreuvée ! Aussi Ernestine s’abandonne-t-elle avec une sorte d’ardeur fiévreuse à la discipline et aux enseignemens de ce maître austère, grâce auquel elle se sent grandir, jour par jour, devant les autres et devant elle-même ! Leuthold a d’ailleurs pris soin que nulle ingérence étrangère ne vînt traverser son œuvre et troubler la factice sérénité de l’atmosphère où vit Ernestine. Mme Möllner, son fils