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préparent ce rôle. Point de précipitation, point de témérité. Ce n’est pas une affaire à enlever d’un coup de main, c’est une chose délicate et sérieuse, qui veut être menée silencieusement à bon port. On a déjà obtenu l’assentiment secret du ministère Peel, au moment même où ce ministère vient de faire des déclarations tout opposées au gouvernement français. Mais tout cela se passe dans l’ombre. Aucun grave intérêt n’est compromis. On s’est borné à tenter le hasard, à jeter un grain dans le sillon, à montrer un jeune prince au destin, monstratus fatis, comme dit Tacite.

Maintenant, si vous lisez dans les Mémoires de M. Guizot combien il est surpris, troublé, inquiet, de voir lord Aberdeen et sir Robert Peel, des hommes qu’il estime si haut, des esprits si sages, si sincères, oublier leurs engagemens au sujet du mariage de la reine d’Espagne, protester contre l’idée de lui faire épouser un Bourbon, présenter cette politique comme une atteinte à la liberté personnelle de la reine, la condamner enfin comme un acte immoral, vous ne serez étonné ni du langage des ministres anglais ni du trouble de M. Guizot. M. Guizot ne s’est pas exagéré les choses, il n’a pas eu tort de soupçonner chez ses amis d’outre-Manche un brusque revirement d’idées ; ce n’est pas du tout pour le besoin de sa cause, ce n’est pas pour justifier les résolutions ultérieures du roi Louis-Philippe qu’il a raconté ses inquiétudes. Les griefs qu’il exprime ne sont que trop réels. Stockmar a tout avoué, habemus confitentem reum. C’est Stockmar et le prince Albert qui ont servi dans l’ombre la candidature du prince Léopold de Cobourg, c’est le prince Albert et Stockmar qui ont obtenu de sir Robert Peel l’abandon du principe adopté à l’amiable entre l’Angleterre et la France.

Ainsi les faits principaux qui se dégagent de cette histoire au commencement de l’année 1843, les faits qui sont le fond même de ce drame ou de cet imbroglio espagnol, peuvent être résumés de la sorte : Ce ne fut pas d’abord une bataille, ce fut un compromis. L’Angleterre excluait du trône d’Espagne les fils de Louis-Philippe, la France en excluait tout prince étranger à la descendance de Philippe V. Ces deux points admis, on était d’accord. Mais tout à coup le compromis est oublié. Le ministère anglais se pose en champion chevaleresque de la jeune reine et réclame pour elle la liberté de choisir. « Fort bien ! répondent nos diplomates ; la liberté de la reine, la liberté absolue de choisir, c’est un autre principe, mais un principe qui offre aussi de grands avantages, à la condition d’être sincèrement appliqué. Dès qu’on le prend pour guide, il faut le suivre jusqu’au bout. Si donc la reine d’Espagne choisit son cousin le duc d’Aumale, vous ne vous y opposerez pas[1]. » Là-dessus le

  1. Voyez, dans les Mémoires de M. Guizot, t. VIII, p. 114-116, la conversation qui eut lieu au foreign office le 9 mai 1842 entre lord Aberdeen d’une part, de l’autre M. le comte de Sainte-Aulaire, ambassadeur de France, et M. Pageot, un de nos plus habiles diplomates, très initié aux choses de l’Espagne et qui arrivait d’une mission à Madrid. « Nous ne faisons, dit M. Pageot, que rendre exclusion pour exclusion. — Nous n’excluons personne, reprit lord Aberdeen ; c’est une affaire purement domestique dont nous ne voulons pas nous mêler. — Dans ce cas, je pourrai dire au gouvernement du roi que, si la reine Isabelle désire épouser son cousin le duc d’Aumale, vous ne vous y opposerez pas. — Ah ! je ne dis pas ; il s’agirait alors de l’équilibre de l’Europe ; ce serait différent. »