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politique, et cette fureur qu’il a d’étendre per fas et nefas ses territoires permet aux utopistes beaux esprits de supposer chez lui des plans d’unité nationale qu’il n’eut jamais et qui d’ailleurs n’étaient pas de son temps, car les Médicis, ni les autres qui le remplacèrent, n’entreprirent de faire ce que nous appellerions aujourd’hui de la politique italienne. Chacun pour soi, et l’étranger pour tous, les tyrans de cette période ne connaissent que ce mot d’ordre. Quand ce n’est pas avec le roi de France qu’ils s’allient, c’est avec le roi d’Espagne ou l’empereur. César Borgia passe sa vie à se vendre à qui veut l’acheter ; ce prétendu héros de l’indépendance de son pays ne guerroie avec profit que lorsque les soldats du roi de France appuient ses mouvemens. Il se sert de tout le monde contre tout le monde et trahit tout le monde : il pille, égorge, ravage tout sur son chemin, et sa trop fameuse politique dont on rabâche est celle du cavalier de l’Apocalypse. Il est en outre à constater que sur lui, comme sur toute sa race, glisse sans pénétrer le grand souffle de la renaissance. L’esprit du temps ne les charme pas ; ce sont des Espagnols, des parvenus. Ils n’aiment ni la poésie ni la peinture, ni la statuaire. Tandis que dans l’Ombrie les Montefeltre, à Mantoue les Gonzague, fondent à grands frais des musées, des bibliothèques et des collections, ils vivent étrangers au mouvement. Lucrèce elle-même, s’unissant à cette maison d’Este où les muses sont à demeure, conserve son effacement, son indifférence en matière de plaisirs intellectuels, et la parfaite médiocrité de sa nature ne vous frappe que davantage au milieu de sa nouvelle famille italienne et des aimables et savantes princesses qui la décorent. Que d’autres s’amusent aux comédies de Piaule, dont son beau-père Hercule d’Este se plaît à diriger la mise en scène ; c’est assez pour elle de s’emmitoufler dans une existence mondaine, galante et pieuse, se laissant benoîtement vieillir parmi les intrigues de palais et les petites pratiques de dévotion : doux repos après la tempête, calme plat que traversent ici et là quelques coups de poignard qui lui rappellent son passé romain, l’orageux Vatican paternel. Ne cherchez en elle aucune des illustres dames de la renaissance ; elle est la fille de son père et la sœur de son frère, rien de plus, rien de moins. Supprimez ce titre, elle cesse d’appartenir à l’histoire ; l’histoire, pour de pareilles gens, quel grand mot ! Non, décidément, père, frère et fille, les causes célèbres, le mélodrame et l’opéra leur valaient mieux : Lucrèce devient commune en devenant moins scélérate.


HENRI BLAZE DE BURY.