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IX

Quelques pages de Machiavel, un portrait de Raphaël, l’amitié de Léonard de Vinci et surtout l’action prestigieuse d’une de ces époques qui possèdent comme le roi Midas le don de transformer en or leurs plus vils métaux, — ont tellement contribué à grandir ce personnage aux yeux de la postérité, que bien des gens encore aujourd’hui le traitent en héros. On nous le représente comme un penseur, un politique, comme un de ces génies qui, lorsque Dieu leur livre l’espace et le temps, deviennent en France, des Louis XI, en Angleterre, des Henry VII, en Espagne, des Ferdinand. On s’amuse à nous raconter que c’était un grand prince, tout imbu d’idées modernes et ne rêvant que l’indépendance de l’Italie sous un chef unique et séculier : ce fils de pape, si on l’eût laissé faire, aurait détruit la papauté et substitué au règne divisé de, l’église un gouvernement unitaire et national. C’est le thème de Machiavel arrangé selon les convenances du moment par les amateurs de variations historiques. Machiavel hait la servitude : tirer l’Italie des mains de l’étranger est son objectif, et comme il ne reconnaît que la force, c’est à César Borgia qu’il s’adresse : « Tu sei il mio maestro, il mio signore. » Son prince est un assassin, un tyran des plus abominables, qu’importe ; Machiavel n’aime pas les hommes, il vit pour son abstraction : l’état, l’Italie ; le reste le touche assez peu. Machiavel n’a que le cerveau d’un patriote, Dante en a l’âme ; il voit plus haut et plus loin, l’humanité lui tient au cœur plus que son propre peuple ! tandis que le poète de la Divine Comédie regarde le ciel, le poète de la Mandragore sonde l’abîme : à race dégénérée, tyran féroce ; s’il en savait un pire que César Borgia, il le choisirait, pourvu qu’il le sentît plus fort. Et cette force, qu’était-elle en somme ? Nous venons de la voir s’évanouir en fumée.

Est-il supposable qu’un diplomate si fin, si madré, se soit abusé de la sorte ? Machiavel ne se contente point de ne pas aimer les hommes, il les méprise et se moque d’eux. N’avons-nous pas connu de notre temps un brillant écrivain qui naïvement vous disait de tel peintre illustre, à la gloire duquel il s’était voué : « De vous à moi, je ne l’ai jamais admiré ; mais il me fallait un nom à mettre en avant pour ma polémique, et j’ai pris le sien comme j’en aurais pris un autre. » Celui-là ou un autre, ainsi faisait Machiavel, forgeant à froid ses paradoxes. Souvenons-nous de sa lettre à Guicciardin et du trait qui la termine, une vraie merveille de post-scriptum. Après avoir disserté en homme d’état sur les malheurs de l’Italie, après avoir analysé les divers moyens par lesquels on pourrait peut-être encore sauver la patrie, il opère un brusque