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d’admirer son fils César, il en eut peur. Sa crainte cependant ne l’empêcha point de se montrer sympathique au duc Alfonse ; il lui donna seize hommes de garde et vint souvent le visiter. Le duc ne voulait pas mourir de ses blessures, et de son côté César grommelait : « C’est à refaire ; chose manquée le jour sera la besogne du soir ! » — Le 18 août, vers la première heure de la nuit, le jeune prince fut assassiné dans son lit, et le corps immédiatement transporté à Saint-Pierre, où se trouvait au milieu de ses gens le trésorier pontifical François Borgia, fils du pape Calixte. Le médecin du jeune prince et l’infirmier, arrêtés un instant pour la forme, furent aussitôt remis en liberté. Tous nommaient l’auteur du crime. César, pénétrant à neuf heures dans la chambre du malade, avait commencé par en éloigner Lucrèce et dona Sancia, et presque aussitôt il appelait Micheletti, son capitaine, qui d’un bon coup de poignard tranchait le nœud. Infortuné duel jamais aventure tragique ne tomba plus vite en oubli. Ce drame horrible s’effaça comme une fantasmagorie, et de l’assassinat du prince Alfonse d’Aragon, une des plus illustres et des plus touchantes victimes des Borgia, il n’en fut pas plus tenu compte que de la mort d’un palefrenier du Vatican.

Nul accusateur n’élevait la voix, que dis-je ? le scélérat se dénonçait lui-même ; cynique d’audace, il s’écriait : « J’ai tué celui-là comme j’avais tué l’autre, Gandie, mon propre frère, » et nul homme ne reculait d’horreur devant ce monstre, pas un prêtre ne l’excommuniait, pas un cardinal ne lui marchandait ses révérences. Et les prélats ! comment eussent-ils fait pour ne pas le courtiser plus bas que terre, ce puissant coquin dont les mains rouges de sang distribuaient des chapeaux de cardinal au plus offrant, car il fallait au Borgia de l’or immensément pour conquérir la Romagne. Ses condottiere, — des Orsini, des Vitellozzo, des Bentivoglio, — formaient autour de sa personne un état-major resplendissant, et le pape équipait à son intention sept cents gendarmes, obtenant en outre de la république de Venise qu’elle intervînt pour assurer à ce bien-aimé fils l’appui des seigneurs de Rimini et de Faënza. Alexandre VI pratiquait à l’endroit des faits accomplis la résignation des belles âmes ; qu’était-ce après tout qu’un meurtre de plus ou de moins ? Citerait-il à son tribunal : de souverain justicier ce César dont le nom seul épouvantait Rome et devant lequel lui-même il tremblait déjà ? Des accusations, des lamentations, du sentiment, entre Borgia, c’eût été vouloir tenter Dieu et le diable. Pardonner, oublier valait mieux, et puis ce meurtre d’Alfonse d’Aragon, fort reprochable assurément en principe, pouvait amener des avantages dans ses conséquences. Lucrèce, par là, redevenait veuve, et la politique de famille allait encore profiter de l’accident. « Tu felix Austria nube ! »