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lui déclare d’emblée qu’il prend la sienne, — quel est le premier cri que lui arrache la joie de ce bonheur inespéré ? « Ah ! que voilà une bonne action dont vous ne vous repentirez pas ! » Ah ! dirons-nous à notre tour, que voilà une parole déplaisante et qui sonne mal ! Il nous semble qu’à la place de M. de Maurillac nous ne pourrions nous empêcher de répondre : « Une bonne action, mademoiselle ? dites une heureuse action. » Ce sont là de ces nuances qui se sentent ou ne se sentent pas, mais les sentimens vivent précisément de nuances, et pour un cœur hautain et susceptible, cette parole de quasi-déférence, aimante sans doute, mais trop peu fière, serait capable de renouveler les soupçons qui coûtèrent jadis si cher à la pauvre Griselidis, et de donner envie de refaire la cruelle expérience du marquis de Saluces. Elle l’a dit, penserait ce cœur, c’est une bonne action ; l’amour qu’elle prétend avoir n’est que de la reconnaissance ; ce qu’elle aime en moi, c’est de l’avoir arrachée à la vie de misère et d’expédiens, c’est d’avoir entouré sa vie de sécurité, mais l’amour persisterait-il si ces biens matériels que je lui prodigue étaient retirés ? Encore une fois ce n’est qu’une nuance, mais elle déteint sur tout le caractère de Dora et lui enlève une partie de son intérêt.

Nous avons maintenant achevé de résumer les impressions que nous a laissées une lecture récente et attentive des œuvres de M. Sardou, aidée de nos souvenirs plus anciens. En somme, notre littérature dramatique possède des talens plus vigoureux, d’une portée d’esprit plus grande, d’une audace plus fière, elle n’en possède pas qui aient une plus parfaite intelligence de la scène, une connaissance plus fine du public, et qui soit plus assurée contre l’insuccès ou la déchéance. Si ses armes ne sont pas de la trempe la plus forte, son escrime est excellente, et, grâce à elle, il est toujours sûr de protéger les défauts qui pourraient se trouver dans sa cuirasse et de rétablir l’égalité du combat, c’est-à-dire de maintenir sa réputation contre n’importe lequel de ses rivaux. Il ira longtemps, perfectionnant et agrandissant toujours davantage sa manière par cette intelligente faculté d’assimilation qui lui permet de faire profit des innovations de ses confrères sans épouser du même coup leurs défauts comme il arrive à ceux qui ne sont que de vulgaires imitateurs, et plus tard, dans bien des années, quand, sa carrière close, la génération qui suivra la nôtre voudra rechercher et étudier les caractères divers du théâtre contemporain, elle en trouvera dans ses œuvres le résumé le plus ingénieux et le plus vivant microcosme.


EMILE MONTEGUT.