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sorte, provenant des cuisines, des linges pourris, des ruisseaux de boue grise, souillant jusqu’à la terre de ce charmant jardin, vinrent nous rappeler à la réalité. Ce paradis servait d’égout, et la saveur des fruits que portaient ses arbres était due aux vertus des eaux sales et des immondices dont les moines se débarrassent en les jetant par les fenêtres.

Les têtes pâles de quelques caloyers avertis par le hennissement des chevaux apparaissent aux lucarnes ; ils regardent, insoucians, avec des yeux où perce pourtant une évidente malveillance, ces étrangers curieux qui viennent surprendre la comédie de leurs intrigues et troubler la monotonie de leur impassible repos. La chaleur est tombée, c’est l’heure de la promenade : nous trouvons en grand nombre les moines groupés sur une longue terrasse bordée de grands arbres qui s’avance en face du couvent vers l’est. Malgré tout le fracas de notre arrivée, c’est à peine si on semble nous avoir vus : les uns nous regardent sans rien dire, d’autres détournent la tête et reprennent en se promenant la conversation interrompue ; pas un ne s’avance, ils attendent. « Où est l’higoumène ? suis-je obligé de demander à celui qui se trouvait le plus près de mon cheval. — L’higoumène est malade, reprit-il ; est-ce que vous venez pour coucher ici ? — Sans doute ; nous venons d’Aigion, et nous avons marché la journée entière. — vous venez pour coucher, répétait-il avec un regard défiant ; mais vous êtes trop de monde, je ne sais pas si on pourra vous loger. Du reste voilà son frère, le prohigoumène, parlez-lui ; c’est lui qui sait ce qu’il pourra faire. » Et il me quitta.

Je transmis ce dialogue à mes compagnons, et, bien résolus à ne pas perdre le fruit de notre expédition, nous mîmes pied à terre, laissant nos chevaux aux hommes de l’escorte, pour nous diriger tous les quatre vers le prohigoumène, qui semblait de son côté venir à nous. « Ils veulent visiter le couvent ? me dit-il dès que nous fûmes réunis ; ce n’est pas le moment, nous sommes dans les élections, et vous êtes nombreux ; il fallait venir le matin. »

« Nous ne demandons qu’un abri, repris-je, une salle où nous puissions passer la nuit : laisse-nous seulement entrer, nous paierons.— Oui, vous paierez, un thaler chacun, sans compter ce que vous mangerez ; mais qui sont ces gens-là, demanda-t-il plus bas en désignant mes compatriotes, es-tu allé dans leur pays ? — Oui, une fois, repris-je, pensant qu’il était prudent qu’un de nous du moins passât pour être Grec ; mais ils savent parler le grec, » continuai-je pour prévenir de sa part toute réflexion inopportune.

La conversation devint alors générale ; quelques moines se rapprochèrent, et nous nous dirigions déjà vers la porte du monastère