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En 1838, le petit vapeur Sirius, venant d’Angleterre, entra dans le port de New-York, salué par les applaudissemens frénétiques de la population. Les magasins fermèrent, les affaires furent suspendues, on ne parlait que du Sirius et de la perspective brillante de la navigation à vapeur. Le Herald en avait le premier signalé les avantages et prédit le succès. Bennett n’hésita pas à s’embarquer et à venir en Europe. En quelques mois, il parcourut l’Angleterre, la France, l’Allemagne et l’Italie, choisissant dans chacune des capitales des correspondans à même de le bien renseigner, organisant un service de dépêches régulières. A son retour, il fit construire toute une flottille de bateaux chargés d’aller au-devant des paquebots avant leur temps d’arrêt forcé à la quarantaine et de lui rapporter en toute hâte les lettres et les journaux d’Europe.

Ses concurrens devaient l’imiter sous peine de succomber dans la lutte. Il suffisait en effet de quelques heures, de quelques minutes pour décider du succès. Aux portes des principaux journaux stationnaient des armées de news-boys impatiens qui se disputaient les feuilles humides pour les porter jusque dans les quartiers les plus reculés de la ville. C’était à qui des éditeurs publierait le premier l’extra contenant les nouvelles. Le second se vendait à peine, le dernier ne trouvait plus d’acheteurs. Bennett triomphait toujours. Semblable à un général d’armée, il dirigeait tout son monde, surveillait le tirage, répartissait à chacun sa tâche. Les chevaux les plus rapides attendaient au quai l’arrivée des sacs de dépêches, les transportaient au bureau du journal, où une nuée d’employés découpaient, traduisaient, composaient la copie aussitôt livrée aux typographes.

Constamment battus par leur heureux rival, ses concurrens imaginèrent de faire cause commune contre lui, de réunir leurs ressources. Ils organisèrent des relais plus fréquens, des bateaux plus rapides. Rien n’y fit ; la lutte fut acharnée, mais courte. Le sang-froid de Bennett, son coup d’œil juste et prompt, l’admirable organisation de son état-major, l’amour-propre surexcité de ses employés, largement payés, triomphèrent de toutes les résistances. On raconte encore dans les bureaux des journaux de New-York les principaux incidens de ces luttes de vitesse, ces extra publiés d’heure en heure, à mesure que les nouvelles d’Europe arrivaient, les pièges tendus aux concurrens. On se passionnait, on engageait des paris comme on le fait pour les courses de chevaux, et des sommes importantes servaient d’enjeu. Le Herald était le favori, et un riche négociant de New-York offrit un jour de parier 3,000 dollars, contre 500 en sa faveur sans trouver preneur.

Ce n’était pas seulement son habileté à devancer ses rivaux et son indépendance avérée qui assuraient à Bennett la faveur