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bas flatteur Grimm, d’aller au parterre de la Comédie, le jour de la première représentation de l’Écossaise, exciter leur cabale et leur donner le signal de l’applaudissement, et je ne pourrai jeter sur mes vils ennemis un ridicule léger ! » (31 juillet 1760.)

A la fin Malesherbes céda. Il comprit, comme il l’écrivait au censeur, que « le pauvre Fréron était dans une crise qui exigeait quelque indulgence. » La haute équité du directeur de la librairie nous a ainsi conservé un des meilleurs articles de journal qui se puisse lire en notre langue : je veux parler de la Relation d’une grande bataille[1]. Fréron, qui n’a jamais eu plus d’esprit, je dis du meilleur, du plus brillant et du plus fin[2], que dans ces pages, a caractérisé sous des noms légèrement travestis les principaux chefs de l’armée philosophique qui, à la première de l’Écossaise, envahit le parterre de la Comédie-Française.

L’avant-garde était conduite par une espèce de savetier, appelé Blaise, qui faisait le diable à quatre, c’est-à-dire par Sedaine, auteur des opéras-comiques connus sous ces titres. Le redoutable Dortidius (Diderot) était au centre de l’armée : « Son visage était brûlant, ses regards furieux, sa tête échevelée, tous ses sens agités comme ils le sont, lorsque, dominé par son divin enthousiasme, il rend ses oracles sur le trépied philosophique. » Là, au centre de l’armée, était l’élite des troupes, tous ceux qui travaillent à ce grand dictionnaire dont la suspension fait gémir l’Europe[3], les typographes qui l’ont imprimé, les libraires qui le vendent et les garçons de boutique. A l’aile droite se tient le prophète de Boëhmisbroda ou Grimm ; la gauche a pour chef le pesant La Morlière. Un corps de réserve, formé de laquais et de savoyards en redingote, recevait l’ordre d’un « petit prestolet » (l’abbé de La Porte), que Fréron déchire avec tout l’entrain d’un ancien collaborateur.

Après chaque acte, le général Dortidius dépêche un courrier aux graves sénateurs de la république des philosophes, à tacite et à théophraste, c’est-à-dire à D’Alembert et à Duclos, qui n’avaient point voulu exposer dans la mêlée leurs augustes personnes et attendaient, tourmentés d’une noble inquiétude, dans le jardin des tuileries. L’aide-de-camp chargé du message était Mercure, « Mercure exilé de l’Olympe et privé de ses fonctions périodiques » (entendez Marmontel à qui l’on venait de retirer le brevet du Mercure). Bientôt l’armée victorieuse déboucha par le pont Royal au bruit

  1. L’Année littéraire, 1860, V, 209 et suiv.
  2. Je le dis après Sainte-Beuve, qui, quoiqu’il n’ait jamais écrit d’étude sur Fréron et qu’il paraisse même partager plus d’un préjugé vulgaire à l’endroit de ce critique, n’a pas laissé de le louer et de lui donner le beau rôle en toute cette affaire de l’Écossaise. Voyez Causeries du Lundi, II, 108-9.
  3. Cette phrase malheureuse est de Voltaire.