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de Prusse avait agréé Fréron pour être de l’académie de Berlin. « Lorsque Diderot et D’Alembert le surent, prétend l’illustre critique, ils signifièrent à M. de Maupertuis qu’ils renverraient leurs patentes si j’étais reçu. » Il faut avouer que Fréron avait de justes sujets de n’aimer pas les encyclopédistes. En tout cas, il était dans son droit : il avait le beau rôle ; mais vers la fin de sa lettre à Malesherbes il s’exalte trop lui-même et s’échappe à écrire :


« Ils ont beau écrivailler, s’exalter réciproquement, faire les enthousiastes, mettre dans leur parti des femmes et des petits-maîtres, ils ne seront jamais que d’insolens médiocres. Je crois que je m’y connais un peu, monsieur ; je sais ce qu’ils valent, et je sens ce que je vaux. Qu’ils écrivent contre moi tant qu’ils voudront, je suis bien sûr qu’avec un seul trait je ferai plus de tort à leur petite existence littéraire qu’ils ne pourront me nuire avec des pages entières de l’Encyclopédie. Ils le sentent eux-mêmes, et c’est parce que leur plume ne sert pas bien leur haine qu’ils ont recours à d’autres moyens pour se venger. À cet égard, ils auront toujours l’avantage sur moi. J’ignore l’art des intrigues sourdes et des basses manœuvres. »


C’est presque du délire ; mais le toréador serait mal venu à se plaindre de la fureur du taureau qu’il excite. Fréron d’ailleurs se livre ici à tout son ressentiment dans l’intimité, dans le secret d’une lettre confidentielle. Sa colère apaisée, la tête refroidie, il va reprendre sa plume de critique et discuter, souvent avec une mordante ironie, mais du meilleur ton, les qualités et les défauts littéraires des livres de Voltaire, de D’Alembert et de Diderot. On n’en peut dire autant de ceux-ci. À la distance où nous sommes de cette époque, et avec nos préjugés, nous avons peine à comprendre l’acharnement qu’ont mis ces grands hommes à poursuivre Fréron per fas nefasque. C’est qu’il n’y a pas de grands hommes pour les contemporains, il n’y en a que pour la postérité. L’idée que nous nous faisons du grand homme est aussi erronée que celle qu’on avait autrefois du génie ou de la sainteté. Il n’est rien de tel pour dissiper les préjugés à cet égard que de lire la Correspondance de Voltaire. Je nomme Voltaire, parce que c’est le plus beau génie de notre XVIIIe siècle, l’esprit le plus vif et le plus lumineux de tous les siècles. Ce n’était pourtant qu’un homme, — c’est-à-dire un être pétri de vertus et de vices, d’astuce et de franchise, de vanité et d’humilité, de malice et de bonté, d’avarice et de générosité, d’hypocrisie et de sincérité, tour à tour d’une cruauté et d’une tendresse que rien n’égale, digne ou rampant selon l’occasion, apôtre qui par momens laisse percer les griffes du tigre, Protée rompu à