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répugnait à se servir digressions aussi fortes, mais telle qu’il la révélait à Malesherbes dans une lettre particulière[1].

On avait déjà imprimé seize pages de la critique du Fils naturel ; Fréron avait lu l’article à mesure qu’il le faisait, et le public attendait, lorsqu’il apprit que M. de Malesherbes voulait le réconcilier avec Diderot ! Ce jour-là Fréron dut croire que le chef de la librairie était aussi devenu fou. Il proteste à M. de Malesherbes qu’il est trop jaloux de lui plaire pour avoir un instant balancé sur le parti qu’il avait à prendre : « Il suffit que vous désiriez que nous vivions en bonne intelligence, M. Diderot et moi, pour que je m’y prête de bonne grâce. » Mais il ne peut croire que, de la part des encyclopédistes, ce désir de rapprochement soit sincère. Il soupçonne un piège et se flatte même d’avoir éventé le complot : Diderot vise à l’Académie ; on ne pouvait empêcher Fréron de parler du Fils naturel, « le seul ouvrage que Diderot ait écrit du genre de l’Académie ; » qu’ont fait les encyclopédistes ? Ils ont imaginé de le rendre l’ami de passage de Diderot, uniquement pour que sa comédie ne fût point tournée en ridicule, « bien déterminés, ajoute Fréron, après qu’ils auront obtenu ce qu’ils veulent pour le moment, à rire de ma simplicité d’avoir donné dans ce piège. » Et Fréron énumère à M. de Malesherbes toutes les raisons qu’il a de se plaindre de ces philosophes qui l’ont fait mettre à la Bastille, qui lui ferment toutes les voies aux récompenses littéraires, qu’il « croit mériter aussi bien qu’eux pour le moins, » et qui le flétrissent dans le monde par mille infâmes calomnies. Si l’on pensait qu’il a fait les premières avances, on lui prêterait une lâcheté à laquelle il ne s’abaissera jamais. « Je ne crains, s’écrie fièrement le critique, je ne crains ni M. Diderot ni aucun de ces messieurs[2]. »

Ce qui faisait reculer Fréron devant la pensée d’un rapprochement avec Diderot et ses amis, c’était bien moins l’hérésie religieuse ou politique que l’hérésie littéraire. « Diderot et les siens, disait Fréron à M. de Malesherbes, sont des novateurs très dangereux en matière de littérature et de goût, pour ne parler que de ces sujets, les seuls qui soient de ma compétence ; c’est sur eux principalement que doivent tomber les traits de la critique. » Peut-être n’eût-il pas tenu un langage aussi peu chrétien, aussi dégagé des intérêts supérieurs de la foi et des bonnes mœurs, devant la reine ou le

  1. Cette lettre inédite, très belle, et très curieuse, vient d’être publiée et commontée par M. Etienne Charavay, avec le savoir exact et minutieux, le tact achevé et délicat dont cet archiviste est coutumier. Voyez Diderot et Fréron, documens sur les rivalités littéraires au dix-huitième siècle. Paris, Lemerre 1875.
  2. En répondant à une lettre de La Condamine (vers 1754 ?), Fréron disait déjà : «… Et vous verrez qu’un Breton n’est point fait pour sacrifier à un vil intérêt ses sentimens et ses amis. » Mémoires et correspondances historiques et littéraires inédits, publiés par M. Charles Nisard (Paris 1858), p. 140.