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ont fait, au point de vue moral, d’une population dont le gouvernement espagnol leur a, de gré ou de force, complètement abandonné l’éducation. De la religion, ils ne lui ont enseigné que l’obéissance aux pères, quelques pratiques mesquines, l’usage des chapelets, des scapulaires, l’habitude de chanter des litanies ou de réciter des prières. Ils ont fait de l’apostolat un moyen politique de gouvernement à leur profit, répandu la terreur du prêtre plus que l’amour de l’Évangile, et pris ainsi une place que l’Espagne aurait sans doute quelque peine à leur ôter, si elle y songeait. Sous cette direction spirituelle, les indigènes ont contracté des mœurs douces, mais hypocrites, conservé l’habitude du mensonge, l’indifférence, la stérilité du cœur, un grand relâchement de mœurs et des passions indisciplinables. S’ils ne sont pas généralement voleurs, le brigandage est organisé dans certaines régions, notamment au sud de Manille, de façon à rendre le voyage très dangereux; les assassinats ne sont pas très fréquens, quoique la nuit même de mon arrivée il s’en soit commis un sur l’Escolta, dans les conditions les plus audacieuses. Ils n’ont pour ainsi dire que des vertus négatives, comme les peuples longtemps comprimés. La culture la mieux dirigée eût-elle été d’ailleurs capable de combattre les influences de race et de climat qui vouent la plus grande partie de l’humanité à un état inférieur? L’homme n’échappe pas à la loi inexorable des milieux et n’atteint son développement complet que sous un ciel dont l’inclémence le contraint de déployer toutes ses facultés pour sa conservation. Au milieu de la profusion des ressources qui l’entourent, pourvu du nécessaire par la nature, l’Indien ne fait aucun effort pour se procurer le superflu; il ne se livre que sous le stimulant de l’administration conquérante à un travail servile qui n’ennoblit pas; il n’a pas d’industries propres, pas d’arts, pas de littérature; c’est un sauvage moins policé qu’asservi, utilisé plutôt que civilisé.

Une carriole de louage nous ramène à Santa-Cruz au milieu d’épouvantables cahots; chemin faisant nous rencontrons une grande affluence de naturels qui reviennent du marché : les femmes portant leurs enfans sur la hanche et de grandes jattes sur la tête, les hommes conduisant par la bride leur cheval chargé de provisions ou dirigeant, l’aiguillon en main, un couple de buffles attelés à une sorte de traîneau qui glisse péniblement sur le sable inégal du chemin. Quelquefois toute une famille est juchée sur un petit tombereau rempli de marchandises et présente une scène digne du pinceau d’un Léopold Robert. La foire n’est pas terminée quand nous gagnons à pied les rues de Santa-Cruz, qu’elle remplit de ses étalages en plein air. Tous les produits des champs viennent s’échanger là contre quelques articles d’importation étrangère : les hommes