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Partout où le climat et le sol ne concourent pas à rendre les récoltes rémunératrices, la culture n’est qu’un duel inégal de l’homme et de son action éphémère contre les éternelles forces de la nature. En fécondant incessamment le sein de la terre par l’eau, sous l’influence vivifiante du soleil, l’homme n’entre plus en lutte contre ces forces naturelles, il les asservit, il s’en fait des instrumens dociles dont il devient l’intelligent directeur. Il se réserve ainsi pour un labeur qui exige plus de discernement que d’efforts musculaires, qui l’expose moins aux maladies et ne l’use point avant l’âge[1]. Tout en retirant un meilleur effet utile de ses peines, l’homme parvient aussi à rendre plus substantielle une nourriture que fournira abondamment le laitage des troupeaux plus nombreux Ainsi par le progrès des irrigations se trouveraient atténuées les deux grandes causes de la désertion des campagnes : le travail pénible et la nourriture insuffisante. Ces causes sont anciennes : urbanum otium ingrato labori prœtulerat, écrit Salluste à propos de cette bande de campagnards émigrés à Rome, chez lesquels Catilina trouvait un naturel appui.


II. — LA NAVIGATION DU RHÔNE.

On s’étonnera qu’un projet de cette importance n’ait point encore été réalisé. La cause des retards ne saurait tenir au manque d’argent, alors que tant de capitaux inertes en France sont en quête d’un placement utile et sûr, sous peine de devenir la proie de ces fantastiques opérations financières qui ont déjà dévoré des milliards. Ces délais préjudiciables tiennent exclusivement à la crainte que la dérivation d’une telle quantité d’eau ne vienne aggraver les difficultés de la navigation du Rhône, qui est déjà si précaire. Rien n’est en effet aussi chétif et aussi misérable que le trafic actuel sur la grande voie d’eau reliant la plus importante de nos cités industrielles au port le plus commerçant de la Méditerranée. Indigne de Lyon et de Marseille est l’état de sauvage abandon dans lequel on laisse le prince de nos fleuves. Que cette désolante solitude ressemble peu à l’animation des grandes rivières du Nouveau-Monde ou même de la Chine, par exemple du Yang-tsé, que sans cesse sillonnent de magnifiques navires couverts d’écume par leurs immenses roues, portant un triple étage de ponts où passagers et marchandises se rangent à l’aise, tandis que l’énorme masse se lance à toute vapeur sur les profondes eaux! C’est une muette admiration qu’inspire un tel spectacle, au lieu du sentiment de tristesse

  1. Ce changement est d’autant plus opportun, qu’amollis par le secours des machines et aussi par une sorte d’avant-goût de la vie moderne, les cultivateurs n’ont plus la rude résistance au travail d’autrefois.