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dépression de la plaine environnante et entourée à distance d’une ceinture de montagnes. Il y a si peu de fond que notre vapeur ne pourrait se frayer un passage dans le chenal balisé, et qu’il est obligé de transborder sa cargaison et son personnel sur un autre plus petit, qui l’attend à l’entrée de la passe. Le cadre s’élargit de plus en plus; on perd de vue les rivages pour ne voir que les hauteurs boisées qui les dominent de tous côtés. Pendant que chacun se case comme il peut pour faire la sieste, je m’empare du capitaine, qui me détaille les environs et ramène toujours l’entretien, par des transitions savantes, sur les tribulations que lui cause l’insouciance de son équipage, composé de natifs. On s’arrête de temps à autre à certains points pour prendre et laisser des passagers, mais toujours loin des villages, que le vapor ne peut approcher sous peine de s’envaser. Les pirogues monoxyles font alors force de rames pour accoster; on leur jette les ballots, on s’embarque, tout le monde se tient debout dans ces troncs roulans, et l’on fait ainsi un demi-mille pour gagner le bord. C’est tout ce qu’on a trouvé de mieux jusqu’ici, comme mode de transport et de communication, pour échanger les produits de la capitale contre ceux de la province. Ces mêmes esquifs ne naviguent pas seulement à la pagaie, ils se couvrent d’une mâture et d’une immense voile latine sans chavirer; il est vrai qu’en ce cas on y fixe pour maintenir l’équilibre un appareil aussi simple qu’ingénieux, bien connu de quiconque a navigué sur les côtes de l’Asie. Deux traverses fixées perpendiculairement à la paroi de l’embarcation s’avancent au ras de l’eau, à une distance d’environ 2 mètres, et supportent une lourde poutre est fixé à chaque bout, d’une longueur égale à la moitié de celle de la pirogue; grâce à cet appendice, si l’esquif penche du côté où la poutre est fixée, celle-ci en s’appuyant sur l’eau produit une résistance qui l’aide à se relever; si au contraire il penche du côté opposé, la poutre entraînée hors de l’eau fait contre-poids et ramène le canot vers l’équilibre. Il n’est pas d’embarcation plus sûre ni plus singulière d’aspect. On les voit cingler à toute vitesse dans le lointain, poussées par un vent violent qui ne présage rien de bon ; puis le ciel s’assombrit, l’horizon se rétrécit, et l’on ne voit plus rien qu’une averse torrentielle. Les passagers indigènes, exposés à la pluie qui fouette, s’abritent comme ils peuvent : les femmes se blottissent les unes contre les autres sous une natte, quelques mestizas se réfugient dans le salon des premières pour ne gâter ni leur fichu blanc ni leur robe de soie noire; le grain passe, et, après douze heures de navigation, on débarque, toujours en pirogue, à Santa-Cruz, dernière escale sur la lagune.

Comme les autres villages que nous avons aperçus de loin, Santa-Cruz est situé à quelque distance de la lagune; je gagne à pied