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d’avoir tramé la mort d’un prince du sang, de Charles de Bourbon, prince de La Roche-sur-Yon, frère cadet du duc de Montpensier ; Limeuil aurait aussi parlé d’empoisonner Anne de Montmorency, « adjoustant ladite Limeuil ce propos, qu’advenant la mort de monseigneur le connétable, monsieur le prince de Condé serait connétable. » Limeuil fut emmenée à Auxonne et enfermée dans un couvent, où elle subit un interrogatoire.

Condé lui écrivait des lettres fort tendres dans sa prison : il prenait soin de son fils. « Je me contanteré de vous dire que j’é notre fils antre mes mains, sint et galliar, et bien pour vivre, lequel vous et moy ne soryons, cant nous voudryons, désavoué, se que ne voudré fère[1]. » On avait cherché à lui donner des soupçons contre Isabelle; « y ne fault point cantryés au sermant aveque moy pour me fère croire quy lèt myen, votre filz, car je n’an né non plus doute que de sens de ma feme. Mais faistes que d’ostre n’an puys antrer en doute et pancés que si le voies, qui diryés bien avecque raysont yt lèt mon fils et le vostre, car à son vissage les deux nostres se reconnesse. » Ainsi la pensée d’une infidélité de sa Limeuil lui était plus odieuse que celle de sa propre infidélité envers une femme admirable dont il ne craignait point de parler dans ses lettres à la prisonnière. L’amour coupable fait tout oublier, et mène les plus fiers à la trahison et à la pusillanimité; n’est-ce pas le cas de dire avec Sénèque : nullum intra se manet vitium.

Condé n’était pas même fidèle dans l’infidélité. Pendant qu’Isabelle était tenue en prison, conduite d’Auxonne à Mâcon, puis à Vienne en Dauphiné, il permettait à la maréchale de Saint-André d’afficher pour lui une passion d’autant plus étrange, que le marquis de Conty, le fils aîné du prince, était fiancé à Mlle de Saint-André. Du moins ce projet de mariage put lui servir d’excuse, quand il accepta de la maréchale le don de la terre et du château de Valéry, dans l’Yonne. Mlle de Saint-André mourut empoisonnée, dit-on, par sa propre mère, qui comptait les jours de la malheureuse Éléonore de Roye et qui méditait, croyait-on, de devenir la femme de Condé. « En étalant publiquement l’irrégularité de ses mœurs, dit le duc d’Aumale, Condé ne violait pas seulement ces règles éternelles dont personne n’a le droit de s’affranchir, et dont la licence même des temps ne saurait faire excuser l’oubli; il se montrait ingrat. Il devait au moins du respect et des égards à la femme dont le dévoûment ne lui avait jamais fait défaut au milieu des circonstances les plus périlleuses. Éléonore de Roye était sortie épuisée d’Orléans; sa santé, soutenue jusqu’alors par son courage,

  1. Information contre Isabelle de Limeuil, p. 66.