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finit par aimer à la longue le petit cri strident ; les autres sont une des plus dégoûtantes créatures de Dieu, qui se glisse effrontément partout où il y a quelque chose à ronger; quant aux moustiques, on peut facilement les défier sous un rempart de gaze, mais c’est alors en sacrifiant le peu d’air qui reste à respirer dans une rue de Manille, cette rue fût-elle un canal comme celle sur laquelle s’ouvre ma fenêtre. A tous ces avantages, il faut ajouter l’apprentissage des lits, composés simplement d’un treillis de rotin semblable à celui de nos chaises de canne, tendu sur un cadre, sans matelas, et couvert d’un unique drap. Autant de précautions contre la chaleur qui ne sont pas moins efficaces contre le sommeil.

J’essaye de dédouaner mon bagage; mais entre temps j’ai appris qu’il faut, pour introduire un fusil (ma malle en contient un), être préalablement muni d’un port d’armes qu’on n’obtient pas sans beaucoup de protections et de démarches; impossible d’y songer; il ne faut pas penser davantage à l’entreposer en douane : on ne me le rendrait qu’après une demande justifiée, j’en aurais pour quinze jours avant de me rembarquer. J’y renonce et, laissant ma malle à bord du Leonor, j’emporte, toujours dans un mouchoir, le linge qui me manque; mais tout n’est pas fini par là. On va faire la visite minutieuse du navire et faire ouvrir toutes les caisses pour saisir la contrebande. Or j’ai, outre mon Lefaucheux, deux sabres japonais destinés à des cadeaux; me voici immédiatement passé à l’état d’agent provocateur, introduisant un arsenal. Le cas est pendable. Ma foi! advienne que pourra; je laisse le chief-master du Leonor se tirer de là comme il voudra, en lui donnant plein pouvoir de me livrer à la sévérité des lois, moi et mes munitions, ou de m’épargner la corvée du déballage. Dix jours après, j’entrais en possession de ma malle, la veille de mon départ pour Singapore; il en avait coûté quatre piastres pour fermer les yeux du carabinero, qui fort heureusement pour ma bourse n’était que caporal. C’est par ces tracasseries, par ces mesquins obstacles, que le gouvernement espagnol se propose d’écarter et de dégoûter les étrangers; il s’enferme chez lui, se cache, essaie de faire le silence autour de son empire insulaire, comme un mari jaloux confine la femme trop belle dont il ne se sent pas digne. Le système des douanes est essentiellement prohibitif, les droits énormes arrêtent la production et détournent le consommateur; la surtaxe de pavillon interdit à la marine marchande l’accès du port : on en est ici encore au vieux système colonial du XVIIe siècle, on ne tolère que les rapports avec la métropole, on veut tuer la concurrence, et c’est la colonie qu’on étouffe.

Dans les rues, qui ont repris avec le travail leur animation, on voit circuler toutes les variétés de type, de couleur et d’allures. Voici