Page:Revue des Deux Mondes - 1877 - tome 19.djvu/845

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

de l’opération qu’on exécute, rien ne peut faire sortir le patient de l’état comateux où il est plongé. Sa respiration est régulière, son pouls est lent et plein ; ses pupilles immobiles et ses traits comme paralysés n’ont plus cette grimace convulsive qui est comme le dernier vestige de la sensibilité. L’intelligence est anéantie : il semble qu’elle ait abandonné le corps, et on ne saurait faire qu’une distinction morale entre le coma produit par le chloroforme et le coma produit par l’ivresse. Quelle différence cependant! Le premier est destiné à empêcher une créature humaine de souffrir, l’autre est le dernier terme de la dégradation et de l’avilissement; mais dans les deux cas toute apparence de vie intellectuelle a disparu : c’est une mort momentanée qui frappe les facultés de l’intelligence, et pendant laquelle ce merveilleux enchaînement d’idées, de sensations et de perceptions qui constitue la pensée de l’homme semble violemment interrompu. Peut-être dans l’intimité des tissus nerveux se fait-il encore un travail cérébral, inconscient et silencieux; mais nous ne pouvons le savoir : rien d’ailleurs ne nous autorise à admettre que l’intelligence persiste quand tout souvenir a disparu, et que nul mouvement musculaire extérieur ne trahit le travail profond qui s’accomplirait sourdement dans les centres nerveux intellectuels.

Cependant toutes les parties du système nerveux cérébro-spinal ne sont pas paralysées; en effet, la respiration et les mouvemens du cœur s’accomplissent régulièrement, ce qui indique l’intégrité du bulbe rachidien, tandis que les autres parties de l’encéphale ou de la moelle épinière ne peuvent plus accomplir leur fonction; cette persistance de l’innervation du bulbe est la condition qui permet au chirurgien de donner le chloroforme sans trop de danger. Il faut cependant que l’attention soit sans cesse éveillée sur l’état du pouls et des mouvemens respiratoires, car à dose trop forte le chloroforme finit par atteindre aussi le système nerveux bulbaire qui préside aux mouvemens de la vie organique. Quoi qu’il en soit, les morts par le chloroforme deviennent de plus en plus rares, et ce sont plutôt des morts subites, fortuites, que des morts occasionnées par l’action directe du chloroforme. Quant à la moelle épinière, qui tient sous son influence les mouvemens généraux de tous les muscles du corps, elle subit l’influence du poison plus tard que le cerveau, mais plus tôt que le bulbe, en sorte que les trois régions du système nerveux qui président à trois fonctions différentes semblent subir isolément et successivement l’action du chloroforme. Dans des expériences récentes, M. Claude Bernard a montré que le cerveau se paralysait avant la moelle épinière, de manière que la sensibilité est atteinte alors que la motilité est encore intacte; il a montré encore que le cerveau exerçait sur la moelle épinière une sorte d’action paralysatrice. En privant la moelle de chloroforme et en limitant