Page:Revue des Deux Mondes - 1877 - tome 19.djvu/843

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

somme, dans l’état normal, la douleur est bien autrement persistante : cette même douleur aiguë et pénétrante, survenant chez un individu sain, même si elle dure à l’état aigu moins d’une minute, laissera après elle un souvenir odieux : l’intelligence en sera ébranlée, en sorte que le souvenir de la douleur est, pour ainsi dire, la douleur même. Si supprimer le retentissement prolongé d’une excitation douloureuse équivaut à supprimer la douleur même, une douleur sans souvenir n’est pas une vraie douleur, car il lui manque ce qui fait précisément le caractère de toute impression douloureuse, ce retentissement prolongé qui émeut la conscience, et le souvenir, qui, chaque fois qu’il revient, est l’image affaiblie, mais puissante encore, de la douleur primitive. Voici, par exemple, deux individus à qui on arrache une dent : l’un n’a pas voulu être chloroformé, l’autre l’a été de manière à perdre le souvenir, mais non la sensibilité. Dans ces conditions, au moment de l’opération tous deux crieront et sembleront souffrir; mais au bout d’une demi-minute leur état ne sera plus le même : le premier souffrira encore, soit de l’ébranlement général qu’a produit la violence de la douleur, soit du souvenir de cette douleur qui lui fera en imagination recommencer à chaque instant la pénible opération qu’il vient de subir. Au contraire, le second ne se plaint plus, il dit qu’il n’a pas souffert, l’excitation douloureuse n’a laissé aucune trace, et tout se passe chez lui comme s’il n’avait subi aucune douleur.

Lorsqu’on fait respirer du chloroforme à un malade, il faut tenir un grand compte de sa disposition morale. S’il est courageux et résolu, tout se passera le mieux du monde, et on n’aura pas de difficulté à faire disparaître sa sensibilité; mais si au contraire la perspective de l’opération lui cause une frayeur insurmontable, il faudra redoubler d’attention et de vigilance, car on a remarqué que la syncope était, dans ces conditions, assez fréquente. En outre il résistera longtemps au chloroforme, et il faudra lui en faire respirer des quantités bien plus considérables que s’il s’abandonnait avec confiance, sans éprouver de terreur irréfléchie. Certes le chloroforme conserve toujours sa puissance, mais l’excitation cérébrale à laquelle certains malades sont soumis leur permet de résister à l’action toxique; il semble que la volonté puisse s’exagérer, se tendre, pour ainsi dire, de manière à lutter énergiquement contre l’action fatale et nécessairement victorieuse du poison des centres nerveux. Nous avons vu que pour l’alcool on observait un effet analogue. Celui qui ne veut pas se griser pourra absorber des quantités d’alcool considérables sans être ivre. Finalement la volonté sera vaincue, et il tombera par terre, mais il n’aura pas eu l’expansion joyeuse, et l’excitation délirante de celui qui s’abandonnait. Aussi, pour le chloroforme comme pour l’alcool, les dispositions morales