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ils ne peuvent altérer que la mémoire active, réfléchie, consciente, ils ne portent pas leur action sur la mémoire des faits passés. Ceux-là sont ineffaçables, et il faut une lésion bien plus profonde des centres nerveux pour qu’ils aient disparu.

Je ne voudrais pas insister trop longtemps sur cette distinction, mais je crois qu’elle était nécessaire pour qu’on pût comprendre les phénomènes si complexes des troubles de l’intelligence à la suite de l’intoxication chloroformique. Dès que le choroforme absorbé par la muqueuse pulmonaire a passé dans le sang, la mémoire active qui nécessite l’attention et la volonté a disparu ; cependant l’intelligence n’est pas morte encore. Les idées sont encore conçues, les vieux souvenirs persistent, parfois même la mémoire des faits passés est étrangement surexcitée. On parle une langue que depuis longtemps on avait crue oubliée, on se rappelle de vieilles histoires qui semblaient ensevelies dans l’oubli, et qui sommeillaient ignorées dans un recoin de l’intelligence, comme un trésor enfoui dans une cave y reste parfois de longues années sans que rien n’en révèle l’existence. Ce fait de la surexcitation de la mémoire est d’autant plus intéressant que dans plusieurs formes de l’aliénation mentale on le retrouve avec les mêmes caractères, et coïncidant aussi avec la perte absolue de la mémoire active.

Quoique l’insensibilité survienne assez promptement avec le chloroforme, elle n’arrive en général qu’après la perte de la mémoire, et cette différence dans la résistance au poison produit un effet des plus bizarres. Ainsi, que l’on commence l’opération alors que l’insensibilité n’est pas encore complète, le patient poussera des cris, des hurlemens ou des plaintes; il s’agitera comme s’il souffrait, et il s’écriera que le moment de l’opération n’est pas encore favorable. Souvent même il portera un jugement erroné sur la sensation qu’il éprouve, tout comme un aliéné, ou un individu endormi. A le voir ainsi se débattre, s’agiter, et témoigner de la souffrance, on croirait volontiers que le chloroforme n’a eu aucune action sur sa sensibilité, et cependant au réveil il n’a conservé aucun souvenir de tout ce qui s’est passé.

Une douleur qui ne laisse aucune trace dans l’intelligence est-elle une vraie douleur? Il est plus difficile qu’on ne le croit de répondre à cette question. Supposons en effet une douleur aiguë, pénétrante, mais durant peu de temps, une minute par exemple : certes pendant cette minute l’individu aura réellement souffert; mais si tout souvenir de cette douleur a immédiatement disparu, l’individu, ne se rappelant plus rien, ne sera plus à plaindre; il niera avoir souffert, et s’exposera volontiers à une nouvelle opération, car il s’imagine qu’il n’a pas eu de douleur : on peut donc dire qu’il aura eu tout le bénéfice de l’anesthésie chloroformique. En