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même dans les classes les plus élevées de la société, on a adopté une coutume bizarre qui permet de boire beaucoup sans s’enivrer : c’est de prendre au début du dîner un verre d’huile, qui empêche l’absorption de l’alcool dans l’estomac et l’intestin. Cette coutume dégoûtante était fort en usage autrefois : je ne sais si elle dure encore aujourd’hui.

La température extérieure n’est pas non plus sans action. Je me souviens qu’étant en Égypte, au mois de septembre, par une chaleur torride, il me suffisait d’un demi-verre de vin de Bordeaux étendu avec de l’eau pour m’étourdir, et que, si je ne m’étais observé, et si j’avais continué à boire même de l’eau rougie, cela eût pu avoir des conséquences désagréables. Peut-être cette puissance exagérée du vin tient-elle à la rapidité avec laquelle l’alcool se volatilise à une température de 40 degrés; mais l’explication n’est pas très satisfaisante, car, quelle que soit la température extérieure, la température du sang reste à peu près invariable. L’effet subit du froid extérieur est aussi intéressant à noter. Ainsi un homme qui sort de table n’étant qu’étourdi, et qui s’expose brusquement à l’air glacé, peut ressentir tout d’un coup les effets de l’ivresse. Il est à supposer que cette action immédiate de l’alcool est due à la suppression brusque de la perspiration de l’alcool par la peau et les poumons. C’est pour cette raison, comme le remarque le docteur Burill, que les religieux du mont Saint-Bernard ne donnent que du café à boire aux voyageurs.

De tout ce qui précède, nous pouvons conclure que l’alcool à faible dose surexcite certaines facultés intellectuelles, l’imagination, la mémoire, l’association des idées, mais qu’il en paralyse d’autres, spécialement la volonté, la réflexion, et le jugement. Cependant, à une dose plus forte, toute trace d’intelligence a disparu. Quand le vieux Sly est étendu par terre, ivre-mort, ronflant dans la boue, il excite la compassion et le mépris. « O la monstrueuse bête, le voilà gisant comme un vrai porc ! O hideuse mort! que ton image est affreuse et repoussante! » A l’exaltation a succédé une dépression profonde, un véritable coma, suivant le mot technique. L’insensibilité est complète, nulle excitation extérieure ne peut réveiller le malheureux qui est ivre mort. On a pu faire ainsi des opérations non douloureuses, tout comme avec le chloroforme, et Montaigne raconte à ce sujet des histoires trop gauloises pour être rapportées ici. Cette période d’anesthésie complète est loin d’être inoffensive, et souvent on a vu des cas de mort dans la période comateuse de l’ivresse.

C’est ainsi que les phénomènes se succèdent chez la plupart des individus; mais chez quelques-uns, entre la période comateuse et la période d’excitation, il y a souvent un état assez grave que les