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déjà, mais à un degré plus avancé il n’est pas de confidence qui y résiste. « Comme le moûst bouillant dans un vaisseau pousse à mont tout ce qu’il y a dans le fond, ainsi le vin fait débonder les plus intimes secrets à ceux qui en ont pris outre mesure. » Cette hypéridéation n’est en somme qu’un excès de l’imagination, et souvent cette activité de la folle du logis se montre d’une autre manière, par les saillies ingénieuses, les rapports plaisans, les boutades excentriques. Certains auteurs ne pouvaient, paraît-il, produire que dans cet état de surexcitation : c’est ce qui a donné à leurs œuvres un cachet factice d’originalité. Souvent, dans l’ivresse, au milieu de ce déluge d’idées, apparaît tout d’un coup, sans que l’association des idées puisse en faire deviner l’origine, une idée qui n’a rien de commun avec les précédentes et qui s’impose avec une fixité désespérante. Elle revient toujours au milieu des autres, de même que dans un morceau de musique le thème reparaît sans cesse sous les modulations et les variations qui l’entourent.

Ainsi nous trouvons deux caractères particuliers aux débuts de l’ivresse : d’une part la rapide succession, d’autre part la fixité des idées; il semble au premier abord qu’il y ait désaccord entre ces deux formes différentes de l’excitation intellectuelle. Il n’en est rien cependant si on examine avec soin le mécanisme de l’intelligence.

A l’état normal, toutes les facultés, l’imagination, le jugement, la mémoire, l’association des idées, sont régies par une autre faculté supérieure, qui est l’attention. L’attention ou la volonté, c’est l’homme même : c’est le moi qui, étant en pleine possession des ressources dont il dispose, les prend où il veut, quand il veut, pour en faire tel usage qu’il lui plaît. Or dans l’ivresse, même au début, la volonté et l’attention ont disparu. Il n’y a plus que l’imagination et la mémoire, qui, abandonnées à elles-mêmes sans règles et sans guides, produisent les effets les plus inattendus. Tantôt c’est une idée qu’on ne peut chasser, tantôt c’est une idée qu’on ne peut retenir, car l’attention est tout aussi bien destinée à éliminer certaines idées qu’à en fixer d’autres. L’idée fixe provient donc autant d’un défaut d’attention que l’idée trop fugitive, et dans les deux cas c’est la conséquence de l’empoisonnement du cerveau par le sang chargé d’alcool. Aussi, quoiqu’il semble à celui qui est atteint d’un commencement d’ébriété que sa puissance de travail est augmentée, s’il veut réellement travailler, il se sentira bientôt impuissant à recueillir et à fixer ses idées, et la fécondité trompeuse dont il se croyait doué lui apparaît-elle bien vite comme une impuissance réelle contre laquelle il ne peut lutter. Quelquefois cependant, par un effet du hasard et peut-être de l’habitude, l’idée fixe involontaire est justement celle qu’il veut développer, et cette coïncidence heureuse