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du système nerveux, c’est que le poison, avant de détruire, surexcite, et c’est cette surexcitation que l’homme recherche avec ardeur, avec passion. Une fois qu’elle est devenue une habitude, elle s’impose avec une telle force que rien ne peut plus la combattre. Elle est un vrai péril social aussi bien pour les Chinois et les Hindous qui fument l’opium que pour les Européens qui boivent de l’alcool.

L’alcool est, comme chacun le sait, le résultat de la fermentation du sucre. Toutes les liqueurs sucrées abandonnées à elles-mêmes fermentent en donnant de l’alcool et de l’acide carbonique; aussi toutes les liqueurs sucrées fermentées sont-elles des boissons alcooliques. En somme, les symptômes que produisent ces boissons sont toujours à peu près les mêmes. Quoique ces symptômes aient été connus de tout temps, ils n’ont été que rarement l’objet d’une analyse méthodique, et ce n’est peut-être que dans les observations éparses des romanciers ou des dramaturges qu’on pourrait trouver des remarques ingénieuses et fines sur l’ivresse et ses effets.

Le premier effet de l’intoxication par l’alcool est un sentiment intime de satisfaction, une sorte de béatitude fort agréable. À ce moment, il semble que les idées s’éclaircissent, que les difficultés et les obstacles disparaissent; on voit, suivant une expression vulgaire, la vie en rose : on se sent content et heureux de vivre. Si l’on continue à boire, l’excitation intellectuelle augmente et se manifeste de plusieurs manières; on pourrait résumer d’un mot toutes ces formes en disant qu’il y a hypéridéation.

L’hypéridéation de l’ivresse au premier degré est un phénomène très curieux et très intéressant, mais qu’il serait dangereux d’observer trop souvent sur soi-même. Dans cet état, il y a une profusion d’idées de toute sorte, idées joyeuses, idées glorieuses, idées libertines, idées tristes, idées guerrières, qui se succèdent avec une rapidité très grande. Ce qui les caractérise, c’est qu’elles ne sont pas modérées : il semble qu’il n’y ait plus de mesure dans l’intelligence; tout est hors de proportion, et tout grandit. On sent ses forces morales décuplées, on se croit capable de tout faire et de tout entreprendre, et cependant les idées nouvelles se succèdent sans cesse; après une entreprise, on pense à une autre, puis à une autre encore. Toutes sont impraticables, mais elles nous sourient au moment où elles passent : peut-être dans le nombre en est-il de sensées, — on n’a pas le loisir de s’y arrêter, c’est un va-et-vient perpétuel, une sorte de fantasmagorie plus ou moins séduisante dans laquelle on ne peut trouver le temps de faire une pause. On comprendra très bien comment dans cet état on ne peut retenir ses secrets; on devient communicatif et affectueux. Même lorsque l’ivresse n’est que légère, ce besoin d’épanchement se manifeste