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d’inoffensif en apparence comme cet imperceptible filet d’eau, où les femmes du peuple vont d’ordinaire laver leur linge ; mais le voisinage de l’Èbre le rend parfois dangereux. Non loin de là, vers la gauche, le vieux pont fortifié aligne au-dessus des eaux troubles du fleuve ses dix-sept arches inégales ; ce pont, monument bizarre où tous les peuples ont mis la main, où tous les siècles ont posé leur pierre, figure comme arme parlante sur l’écusson de la cité.

Dès la sortie de la ville, les plantations d’oliviers commencent et se prolongent sur plusieurs lieues. Pour qui n’a vu jamais que nos oliviers de Provence, maigres, rabougris, souffreteux, ou même ceux d’Estella, que les vents du nord gênent dans leur croissance, il est difficile de s’imaginer à quel développement superbe peut arriver cet arbre bien-cultivé, sous un ciel et sur une terre qui lui conviennent de tout point. Ici chaque plant projette ses rameaux à plusieurs mètres à l’entour : le feuillage en est d’un vert sombre, brillant et métallique, formant un couvert si épais qu’il donne de l’ombre comme un chêne ; autour de chaque pied court un système de rigoles qui lui permet d’être inondé régulièrement. Cette terre est fertile à l’extrême, mais il lui faut de l’eau ; sans humidité, toute culture est impossible, la végétation disparaît : à peine sommes-nous au milieu du mois de mai, et déjà le sol se crevasse sous les rayons d’un soleil de feu. À cette lumière plus crue, à ce ciel plus bleu, on sent que l’on approche de la véritable Espagne ; pour s’en convaincre, il suffirait de voir le long convoi de voitures qui en ce moment passe sur la route, soulevant après lui d’épais nuages de poussière. Des Aragonais le conduisent, reconnaissables à leur costume national : veste et culotte de drap brun, mouchoir de fil à carreaux noué autour de la tête, sandales de cordes et guêtres longues, sans oublier l’ample ceinture de couleur qui huit ou dix fois leur fait le tour de la taille. Ces bonnes gens, de mine un peu rébarbative, s’étaient chargés d’un transport de vivres au compte de l’administration militaire, et maintenant ils rentrent chez eux après avoir rempli leur traité. Arrêtons-nous, il est temps, à quelques pas est la frontière.

La majeure partie de la Navarre est occupée par des montagnes boisées ou non, mais généralement impropres à la culture ; même dans la zone inférieure, à l’est, entre les rivières de l’Ebre et de l’Aragon, s’étendent des déserts immenses, les Bardeñas, tout à fait semblables à nos landes avant l’introduction des pins, et où de rares troupeaux paissent mélancoliquement quelques brins d’herbes aromatiques. La Navarre n’en est pas moins une des provinces les plus riches de l’Espagne : cela tient à la fertilité extraordinaire de ses vallées et aussi à l’énergie, à l’amour du travail qui distinguent ses habitans. À Puente-Ia-Reyna, à Peralta, la vigne réussit fort