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le pauvre adolescent la compare à un jour doucement éteint qui se clôt en nuit et en rêves. — Telle est dans ses lignes principales cette émouvante tragédie. Les scènes citées suffisent à prouver que Shelley a traité le caractère de Béatrice avec une grandeur et une sûreté shakspeariennes et qu’il a vaincu la terreur de cette destinée par la beauté de la victime. Si Béatrice n’eût pas tué son père, elle eût été peut-être une sainte, mais elle n’eût pas été un caractère tragique. Shelley a voulu la représenter telle qu’elle fut, telle qu’elle dut être. Si l’histoire est pénible, le sujet impossible à la scène, il faut reconnaître que le poète en a fait ressortir le côté éternellement touchant et vrai, et nous dirons avec lui : « Le but moral le plus élevé que puisse se proposer le drame est de donner au cœur humain la connaissance de lui-même en excitant ses sympathies et ses antipathies. C’est en proportion de cette connaissance que tout être humain est sage, juste, tolérant et bon. »


IV.

Personne n’eut un sentiment plus énergique des souffrances de l’homme et des misères de l’humanité que Shelley. Nous l’avons vu se plonger avec Julian et Maddalo dans une de ces passions de l’âme qui entraînent la destruction de l’individu ; nous l’avons vu fouiller dans Béatrice Cenci un de ces épisodes effrayans du passé qui montrent à quelles extrémités peuvent être poussées les créatures les plus nobles et les plus exquises. Aux yeux du penseur, de telles tragédies symbolisent dans l’écroulement d’une famille la chute de nations entières, redoutables échappées sur le fond de la nature humaine, qui nous rappellent amèrement de quels crimes et de quelles horreurs se compose le gros tissu de l’histoire. Ce qui fait la grandeur de Shelley, c’est que cette vue précoce du réel, qui chez tant d’esprits faibles ou orgueilleux enfante le pessimisme et le mépris universel, ne put entamer sa foi en un sublime idéal de l’homme et dans une force divine qui réside au fond des choses. De cette foi, il se fit contre le monde un bouclier de diamant. Il avait la conviction que cet idéal, nié par l’homme égoïste, méchant ou frivole, à peine entrevu par la foule, ne peut se retrouver que dans la conscience des êtres d’élite, et que cette conscience devenant volonté peut faire des miracles. La régénération dont l’homme excellent est capable en lui-même le faisait croire à celle de l’humanité par les mêmes puissances. Le drame symbolique de Prométhée délivré se présente à nous comme une sorte de vision grandiose qu’il eut sous l’empire de cette idée, sous le transport de cette espérance; elle est le couronnement de l’œuvre de Shelley, c’est là qu’il a incarné en images rayonnantes ses plus hautes