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comme si l’âme humaine ôtée de la nature, celle-ci reprenait soudain une rudesse primitive et une laideur inculte. Shelley a mis dans la description de cette corruption végétale, de cet envahissement de la mort autant d’énergie et de vérité qu’il avait mis de séduction et de grâce dans l’épanouissement des fleurs. Il entre dans le génie même de la décomposition ;


« Quand vint le temps du vent et de la neige, les mauvaises herbes repoussantes commencèrent à croître, leurs feuilles rugueuses étaient tigrées de taches comme la peau du serpent d’eau ou le dos du crapaud.

« Des chardons, des orties, des épines sortirent de terre, la ciguë et l’ivraie poussèrent, des champignons vénéneux étendirent leurs pulpes spongieuses. Des plantes aux noms horribles remplirent la place d’une sous-végétation monstrueuse, hérissée de pointes, livide, et suintante.

« Des agarics, des champignons et mille moisissures se levèrent comme un brouillard du sol humide, comme si la mort et la corruption étaient animées d’un esprit de croissance. Le ruisseau se couvrit d’une écume lépreuse, l’eau devint épaisse et lourde, les plantes se corrompirent entre elles de leur souffle vénéneux.

« La plante sensitive comme un être honni pleura; les larmes se glacèrent sur les paupières de ses feuilles et les collèrent ensemble. Quand vint l’hiver, les oiseaux tombèrent raides morts des arbres, et le vent du Nord, se leva comme un loup qui a flairé un cadavre, et d’un coup sec il mit par terre toutes les branches de la tige.

« Au printemps suivant, la plante sensitive n’était plus qu’un tronçon sans feuilles, mais les mandragores et les champignons vénéneux sortaient du sol comme des morts de leurs charniers en ruines. »


Shelley a vu les deux côtés de la nature, il a peint toute l’horreur du contraste, il a compris l’effrayante contradiction qui en résulte, car elle embrasse toute chose et n’épargne rien. Il l’a ressentie en poète, il la résout en penseur et conclut en philosophe :


« Est-ce que la plante sensitive, ou ce qui résidait dans ses feuilles comme un esprit avant que sa forme extérieure n’eût connu la pourriture, sent maintenant son changement? Je ne puis le dire.

« Est-ce que l’esprit aimable de cette dame qui n’est plus combiné avec sa forme et qui répandait l’amour comme les étoiles répandent la lumière a trouvé de la tristesse là où elle versait la joie? Je n’ose le deviner.

« Mais dans cette vie d’erreur, d’ignorance et de lutte, où rien n’existe véritablement, mais où tout semble exister, où nous sommes les ombres d’un rêve, c’est une foi modeste et pourtant consolante de considérer que la mort elle-même doit être, comme tout le reste, une moquerie.