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fondit sur lui, et ses bras enlacèrent son corps d’une étreinte dissolvante. Alors un voile noir tomba sur ses yeux égarés, la nuit submergea et engloutit la vision; le sommeil, comme un fleuve ténébreux arrêté dans son cours, rentra impétueusement dans son cerveau sans conscience. »


Il se réveilla dans l’air glacé du matin ; les collines étaient blafardes; la vallée étendait ses forêts vides autour de lui. En une seule nuit, la terre s’était décolorée, la majesté de l’univers avait fait place à la désolation, l’exaltation de son âme au désespoir. « Ses yeux égarés regardèrent la scène vide du monde comme la lune reflétée dans la mer regarde la lune dans le ciel. L’amour humain avait envoyé une vision au sommeil de celui qui avait méprisé ses dons les plus exquis. Hélas! hélas! se disait-il, est-ce que des membres, un souffle, une vie peuvent être si traîtreusement entrelacés? Qu’est devenue la vision? Perdue, perdue pour toujours dans l’abîme du profond sommeil. Est-ce que les affres de l’agonie, est-ce que la mort fangeuse sous l’eau conduit à ton délicieux royaume? À ce doute, une espérance insatiable traversa son cerveau, dont la pointe fut plus perçante que le désespoir. »

Alors commence une fuite plus effrénée que celle d’Ahasvérus, car Ahasvérus était fouetté par son remords, et Alastor est entraîné par son rêve. Mordu par son désir comme un aigle enlacé par un serpent, il se sent poussé du grand jour aux ténèbres. Le rouge matin fait pleuvoir la moquerie de ses couleurs sur sa joue livide. Il passe les tombes solitaires des rois parthes. Jour après jour, il va, il va toujours. Le souci le ronge, ses membres maigrissent, sa chevelure désordonnée traîne dans le vent, sa main est suspendue comme un os mort dans sa peau flétrie. La vie qui le consume comme une fournaise ne luit plus que par ses yeux. Les habitans des campagnes s’apitoient sur cet étrange visiteur, les montagnards le prennent pour un esprit et les enfans cachent leur visage dans la robe de leur mère en le voyant; les jeunes filles seules devinent sa douleur et l’appellent des faux noms de frère et d’ami en pressant sa main au départ. Il s’arrête enfin au bord de la mer Caspienne et voit une chaloupe délabrée échouée sur la rive. Un reste d’impulsion le pousse à s’embarquer ; il entre dans le canot et attache en guise de voile son manteau au mât nu. La barque part comme un nuage emporté par l’ouragan. Le jour est splendide, la mer tumultueuse. Les vagues grandissantes se lèvent comme des montagnes, se roulent autour de sa barque comme des boas gigantesques avec leurs crêtes d’écume. Il se réjouit de leurs combats furieux comme si les génies de la tempête étaient les messagers chargés de le conduire à la lumière de ses yeux aimés ! Plus la mer