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longues heures elle contemplait ses lèvres divisées par un souffle régulier; aux premières lueurs du jour, elle s’enfuyait pâle, égarée, le sein palpitant. Mais lui, le poète, n’avait-il rien vu, rien compris, ou est-ce qu’absorbé par ses rêves il avait dédaigné la jeune fille? Ce qui est certain, c’est qu’il avait effleuré le brûlant amour sans sortir de sa hautaine méditation et qu’il partit tranquille pour continuer son voyage. Terribles furent les représailles du destin.

Tant qu’Alastor put fixer son désir sur des objets infinis, il fut heureux et se suffit à lui-même, maître de son âme et maître de l’univers dans l’orgueil souverain de la contemplation; mais un moment fatal devait venir, celui où il chercherait le commerce d’une intelligence semblable à la sienne. L’image de cet être se dressa enfin devant lui dans une vision merveilleuse :


« Ayant pénétré dans la vallée de Cachemir sous les ombrages d’une solitude enchanteresse, où des plantes odorantes entrelaçaient leurs berceaux près de roches caverneuses, il étendit ses membres fatigués près d’une source aux reflets scintillans. C’est là qu’une vision vint planer sur son sommeil, un rêve qui jamais encore n’avait enflammé sa joue. Il vit une vierge voilée assise près de lui; elle lui parlait en sons lents et solennels. Sa voix était comme la voix de sa propre âme entendue dans le calme de la pensée. Longtemps la musique de cette voix, pareille aux secrets entretiens des souffles et des ondes, retint son sens intime comme suspendu dans la trame changeante de ses couleurs variées. La connaissance, la vérité, la vertu, étaient son thème, et les espérances sublimes d’une liberté divine; il y retrouvait ses plus chères pensées et la poésie, lui le poète. Et la jeune fille chantait toujours, et les vibrations solennelles qui venaient du fond de son âme traversèrent tout son corps d’une flamme pénétrante. La voix alors éleva des rhythmes sauvages, étouffés par les sanglots de sa propre émotion. Ses belles mains seules étaient nues et soutiraient par effluves de quelque harpe étrange d’étranges harmonies; le sang ondoyant dans ses veines ramifiées y murmurait une ineffable histoire. Dans l’intervalle des pauses on entendait battre le cœur de la vierge, et sa respiration tumultueuse s’accordait avec les caprices de ses mélodies intermittentes. Soudain elle se leva comme si son cœur, prêt à éclater, endurait impatiemment son propre poids. Il tourna la tête et la regarda. Sans voile, elle resplendissait maintenant comme éclairée par la lumière intérieure de sa propre vie, elle flottait bras étendus, boucles sombres déroulées dans la nuit, yeux baissés et rayonnans, lèvres entr’ouvertes, pâles et frémissantes de désir! À cette vue, son cœur fort succomba alangui d’un excès d’amour. Il souleva ses membres frissonnans et, retenant son souffle, étendit les bras vers le sein palpitant de la vierge. Un instant, elle recula; puis, cédant à une joie irrésistible, d’un geste fou, d’un cri soudain et bref, elle