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réalistes et à la pratique relâchée du jour. Parmi les poètes modernes, il démontre de la manière la plus éclatante que le vrai créateur sait se soustraire à l’obsession de son entourage, défier les circonstances et se créer un monde à lui par une loi supérieure à la tyrannie de son siècle.


I.

Shelley, âgé de vingt-quatre ans, sortant d’une maladie qui avait mis sa vie en danger, écrivit à Bishopgate, près de la forêt de Windsor, un de ses plus admirables poèmes : Alastor, ou l’esprit de la solitude. Chose remarquable, cette inspiration soudaine a été le pressentiment de toute sa destinée; il s’y est peint tout entier, y a personnifié son génie. Cette figure mérite de demeurer son type en poésie, comme Childe-Harold est resté celui de Byron. Je le place ici comme une sorte d’épilogue à sa vie et de frontispice à son œuvre.

Alastor était un jeune homme d’une âme incorrompue et d’un génie aventureux. Son imagination s’était enflammée et purifiée par la familiarité avec tout ce qui est excellent et majestueux. Il avait bu profondément aux sources de la connaissance, mais la science et la philosophie l’avaient laissé inassouvi. Sa première jeunesse passée, il quitta son foyer et vendit sa maison paternelle pour courir le monde et « chercher d’étranges vérités en des pays inexplorés. » Alastor était poète et penseur en même temps; c’est par la contemplation intense des choses que leur sens intime se révélait à lui. Il visita Tyr, Balbec, Jérusalem, Memphis, Thèbes, et pénétra jusqu’au fond de l’Ethiopie, Devant les pyramides, les tombes de jaspe, les sphinx mutilés, les civilisations passées se déroulaient à ses yeux. Assis dans l’immensité du désert, sous les colonnes stupéfiantes de temples en ruine, entouré de colosses de porphyre dont la muette assemblée semblait présider aux mystères du zodiaque, il essayait de déchiffrer la pensée muette des morts, et à travers des myriades d’années son regard enivré pénétrait jusqu’à la jeunesse du monde. Rien ne pouvait le distraire de sa tâche, il la poursuivait pendant le jour brûlant et durant les nuits claires, où la lune venait animer ces hiéroglyphes et faisait flotter les ombres du passé sous ces voûtes énormes; il ne s’arrêtait que « lorsqu’une forte inspiration traversant son esprit comme une flèche de lumière, il saisissait les secrets frémissans de la naissance du temps. » Pendant qu’il se livrait à ces méditations, une jeune fille arabe lui apportait tous les jours sa nourriture et venait étendre sa natte sur sa couche. Elle l’aimait et n’osait exprimer son amour. Chaque nuit, au péril de sa vie, elle se glissait hors de la tente de son père pour veiller sur le sommeil de l’étranger, sans sommeil elle-même; de