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règne des hetmans cosaques, l’Ukraine cherchait à demeurer indépendante entre la Pologne et la Moscovie. On les accuse de sympathiser encore avec les projets de Mazeppa, traître à la Russie au profit de l’envahisseur étranger. Ce seraient là, il faut l’avouer, des griefs sérieux, si les ukrainophiles, en Russie comme en Gallicie, n’avaient dès longtemps abandonné tout rêve de ce genre. Dans la première moitié du règne de l’empereur Nicolas, les écrivains petits-russiens, à force de glorifier, d’idéaliser le passé de leur terre natale, les Zaporogues et leurs atamans, pouvaient sembler mettre en péril l’unité nationale avec l’union de la Grande et de la Petite-Russie. Aujourd’hui, plus de velléités de ce genre, plus de songes comme ceux reprochés au poète Chevtchenko. En Ukraine, personne ne prend plus de telles chimères au sérieux ; les persécutions du gouvernement central pourraient seules leur rendre quelque chance de succès. Les écrivains contemporains de la Petite-Russie sont unanimes à désavouer toute tendance séparatiste, et le plus illustre d’entre eux, l’historien Kostomarof, a sévèrement condamné la conduite de Mazeppa, le dernier homme qui ait sérieusement entrepris de détacher l’Ukraine de la Russie. Et de fait c’était un vain effort pour remonter le courant de l’histoire et briser les liens naturels qui de toutes parts enchaînent la Petite-Russie à la Grande. Le sud-ouest de la Russie est aussi indissolublement rattaché au nord par la géographie et la dépendance mutuelle que le sont l’un à l’autre le sud et le nord de la France. L’ukrainophilisme et les poètes petits-russiens ne sont guère plus dangereux pour la Russie que ne le sont, pour l’unité française, la renaissance de la littérature provençale et ces fèlibres du Midi, chez lesquels une police ombrageuse pourrait aussi relever parfois quelque exagération de langage[1]. Dans un cas comme dans l’autre, l’amour de la petite patrie peut vivifier et doubler l’amour de la grande, au lieu de l’affaiblir et de l’énerver. Toutes ces tentatives de résurrection de langues locales ou de restauration de patois provinciaux ne peuvent du reste être une concurrence bien redoutable pour les langues officielles et littéraires. Tout parler provincial a un redoutable adversaire dans notre civilisation même, essentiellement unitaire, dans les rapports multiples des peuples et la rapidité des moyens de communication, qui, non moins que la presse et l’instruction, font pénétrer les langues dominantes jusqu’au cœur des pays les plus écartés.

La littérature petite-russienne se lave aisément de l’accusation de séparatisme, elle est inculpée d’un autre crime : on la taxe de tendances démocratiques et décentralisatrices. C’est là un grief qui paraît plus fondé, si l’on peut trouver un ton dominant et une note commune dans une littérature ouverte à toutes les idées du dehors et à cheval sur les limites de deux grandes monarchies. La double tendance reprochée aux

  1. Voyez l’étude de M. Saint-René Taillandier de la Revue du 15 octobre 1859.