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si la censure ne se réservait le droit de juger seule des œuvres dignes de voir le jour. Le dialecte petit-russien se trouve ainsi plus durement traité par la censure que le polonais. Si en effet la langue de Miçkiéwicz est sévèrement proscrite en Lithuanie, si dans les gouvernemens de Pologne même le polonais a été récemment banni de l’administration, de la justice, de l’enseignement, il est encore to1ère dans la presse, et les éditeurs et les journaux de Varsovie usent si bien de cette dernière liberté, qu’il ne s’est probablement jamais publié autant d’ouvrages en polonais que depuis le renversement des derniers restes d’indépendance du royaume de Pologne.

La censure impériale ne peut dire pour sa défense que le polonais est une langue et le petit-russien un patois; si le malo-russe n’était que cela, il est douteux qu’on lui fît l’honneur de le mettre hors la loi. L’idiome de l’Ukraine russe et de la Gallicie autrichienne a sa littérature parlée et écrite, il a ses vieilles poésies populaires anonymes et ses poètes modernes, dont les œuvres, comme la langue, sont presque aussi populaires que les productions spontanées du peuple. La Petite-Russie a, dans ces dernières années, été une des mines les plus riches qu’aient exploitées les amateurs des contes et des chants rustiques. M. Alfred Rambaud a, dans un moment où l’on ne pouvait redouter les récentes sévérités de la censure, peint aux lecteurs de la Revue les derniers de ces kobzars aveugles restés dépositaires des traditions et des mélodies de l’Ukraine; M. E. Durand leur a fait connaître la vie et le talent original du plus grand des poètes malo-russes, Chevtchenko[1]. C’est toute une notable portion du génie national, la plus riante et la plus gracieuse peut-être, que la censure russe condamne au silence, à l’obscurité, à l’oubli. C’est toute une notable portion du peuple russe, la plus vive et la plus ingénieuse peut-être, que la censure de Saint-Pétersbourg prive de tout moyen d’expression, de tout moyen d’instruction. En Russie comme ailleurs, les esprits dédaigneux des langues restreintes et des dialectes provinciaux ne se doivent point faire illusion : le parler populaire, souvent destiné à périr à la longue, ne se laisse pas évincer en quelques années ; il est plus facile d’en prohiber l’usage par des ordonnances que de lui substituer dans la pratique la langue littéraire officielle. Dans l’intervalle, la main qui, sous prétexte de leur ouvrir sur le monde une plus large fenêtre, ferme l’humble lucarne par laquelle leur arrivait la lumière, condamne à la nuit de l’ignorance des millions de créatures humaines.

La malveillance du pouvoir envers l’idiome petit-russien a pour excuse des appréhensions politiques heureusement peu fondées. Pétersbourg et Moscou sont enclins à soupçonner les ukrainophiles de tendances séparatistes. On leur reproche de regretter le temps où, sous le

  1. Voyez la Revue du 15 juin 1876.