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circonstances favorisèrent singulièrement son habileté, et que la Russie se trompa en attribuant le succès du jeune négociateur à son génie. De ce moment, il fut considéré comme une étoile de la diplomatie russe; on attendait qu’il eût quelques années de plus pour lui confier un poste de première classe. Son brillant mariage lui vint en aide, et il fut épaulé aussi par le parti national vieux-russe, dont il avait su se concilier la bienveillance et qui était alors en faveur. A peine âgé de quarante ans, il devenait en 1865 ambassadeur à Constantinople. — « Le jeune ambassadeur était-il doué de tous les talens que réclamait la situation? On ne le savait pas encore, mais on reconnut sur-le-champ qu’il possédait dans une large mesure une qualité fort importante. C’est une des parties les plus difficiles de la politique que de savoir cacher sous un air de confiance des doutes poignans et de pénibles embarras, sans jamais trahir ses incertitudes par un geste ou par un faux mouvement. Pour le général Ignatief, c’était la chose la plus simple du monde. Dès son entrée en scène, il plongea le corps diplomatique dans l’étonnement par cette confiance illimitée en lui-même qui le distingue, et qui est aussi funeste aux demi-talens qu’elle est utile au déploiement du génie. On le voyait, le regard invariablement serein, un sourire de triomphe aux lèvres, témoigner aux Turcs comme aux chrétiens une familiarité affable, mêlée d’un peu d’insolence, les exciter les uns contre les autres par des rapports de fantaisie et essuyer ensuite leurs reproches avec une tranquillité enjouée, comme si leur mécontentement ne pouvait l’atteindre dans l’inaccessible hauteur de sa situation politique et sociale. » L’auteur que nous citons ajoute que « le général est de ces hommes qui considèrent les grandes choses comme le produit de petits facteurs infiniment nombreux. Quand il doit renoncer à faire une grande action, il multiplie les petites et il s’en promet le même effet. » Ainsi en usent les directeurs de théâtres, lorsqu’ils remplacent la pièce en cinq actes qui leur manque par un spectacle coupé, lequel fait quelquefois recette.

Ce dont conviennent amis et ennemis, c’est que le général Ignatief est un habile et remarquable metteur en scène. Il entend à merveille la partie décorative de la diplomatie ; il monte dans l’occasion des tragédies à machines, des pièces à trucs, des féeries; il sait parler aux yeux et varier ses effets. Convient-il de sourire, il sourit; faut-il se fâcher, il se fâche, et lorsqu’il faut faire du bruit, personne n’est plus bruyant que lui. Il l’a bien prouvé dans les semaines qui ont précédé la réunion de la conférence. Il avait tout mis en œuvre pour préparer les esprits, pour les amener à son point. Il prodiguait le gros sel en causant avec les journalistes, qui répandaient à tous les vents ses épigrammes, ses boutades et ses sarcasmes. Il se mettait à l’aise, il en usait familièrement avec tout le monde ; ses attitudes comme ses propos, tout servait à ses calculs. Il avait l’air de dire : — Je suis le maître céans ; si mes