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sur la bonne conduite des opérations militaires et du siège des places fortes. Si cette science est nécessaire aux chefs d’armées en campagne, elle l’est encore davantage aux diplomates. Or il faut convenir que les plénipotentiaires réunis à Constantinople se sont montrés de médiocres psychologues. Ils n’avaient pas assez étudié l’homme, ou, pour mieux dire, ils sont arrivés sur les rives du Bosphore, comme on l’a remarqué, avec l’idée préconçue que les Turcs ne sont pas des hommes, que les Turcs sont des êtres à part, nés dans une de ces planètes qui tournent autour de l’étoile nommée Sirius. Les délégués des six puissances ont paru croire que ces hommes qui n’étaient pas des hommes n’avaient pas d’yeux et qu’on pouvait leur faire croire tout ce qu’on voulait, qu’ils n’avaient pas d’oreilles et qu’on pouvait parler devant eux de leurs affaires sans qu’ils entendissent rien, qu’ils n’avaient ni fierté, ni dignité, ni orgueil, et qu’on pouvait tout leur demander sans s’exposer à un refus, qu’enfin ils n’étaient pas conformés comme tout le monde et qu’on pouvait leur marcher sur les pieds sans leur faire mal et sans les faire crier. Il s’est trouvé que les Turcs avaient des yeux, des oreilles, de l’orgueil, de la dignité et des pieds sensibles. Ils ont tout vu, tout entendu, apprécié avec justesse les procédés dont on usait à leur égard. A la vérité, ils n’ont pas crié, l’Oriental ne crie guère; mais ils se sont indignés, et ils ont dit yoc, ce qui en turc signifie non, et ils l’ont dit si haut que toute l’Europe les a entendus.

En tout cas, les délégués n’avaient pas appris des généraux prussiens à choisir le moment psychologique où les munitions et les vivres manquant, les cœurs défaillent, le moment où un bombardement produit tout son effet et où les garnisons se rendent. Les délégués n’ont pas eu le génie de l’à-propos. Les Turcs avaient étouffé dans le sang la révolte bulgare, ils avaient battu les Serbes et pris Alexinatz, et on est venu faire à ces vainqueurs des sommations qu’on fait à des vaincus. On leur a dit : — Supposez avec nous que la fortune des armes vous a été contraire, admettez que vous avez été battus, et donnez aux Monténégrins ce port sur l’Adriatique qu’ils convoitent, donnez aux Serbes le Petit-Zvornik, accordez aux Bulgares le droit plus ou moins déguisé de ne plus vous appartenir et de se gouverner eux-mêmes. — C’était demander à la Turquie de décerner une prime d’encouragement à l’insurrection, de dire aux provinces qui n’avaient pas profité de ses embarras pour se soulever : — Voyez ce qu’on gagne à nous être fidèles, nous allons octroyer aux insurgés que nous avons vaincus des avantages que nous refuserons à ceux de nos sujets qui sont demeurés dans le devoir. Voulez-vous y avoir part? Insurgez-vous, nous vous battrons, après quoi nous vous consolerons de votre défaite, nous vous récompenserons de votre révolte, en vous accordant tout ce qu’il vous plaira, la liberté, des garanties, des privilèges; chacun de vous aura son Petit-Zvornik et un