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m’attachait à Moïse Goldfarb et à sa maison. Peu après, je quittai moi-même la Gallicie.

Dix ans s’écoulèrent.

Ce ne fut que dans l’automne de 1857 que je retournai dans ma patrie et que je revis les solitudes de la kartchma. Je n’y trouvai pas grand changement, si ce n’est que Moïse Goldfarb, dans les mains duquel le gobelet et la bouteille d’eau-de-vie tremblèrent d’émotion lorsque je me fis reconnaître, avait maintenant des cheveux blancs et la barbe vénérable d’un patriarche. C’était tout. Abraham était à la maison, en congé. Il sourit à ma vue comme embarrassé, bien qu’il n’eût aucun sujet de l’être, car il venait d’être nommé sergent-major sur les champs de bataille lombards, où il avait combattu sous Radetzky. Les paysans qui avaient servi avec lui le considéraient non comme un Juif, mais comme un de leurs frères, et c’était pour lui un honneur plus grand que celui de trinquer avec un petit comte polonais. On l’estimait beaucoup dans le village. Il portait un pantalon militaire de couleur bleue, et sur son habit civil les insignes de son grade. Son père affectait de ne pas faire grand cas de lui. Je n’en surpris pas moins une fois un regard de ses grands yeux inquisiteurs, tandis qu’Abraham, entouré d’une bande de soldats en congé, me racontait la bataille de Milan. Ah ! que d’amour et de fierté dans ce simple coup d’œil !

Il vint un jour me voir, et, comme je lui offrais du cognac, il me demanda timidement un morceau de lard. — J’en ai pris l’habitude au régiment, me dit-il, n’en parlez jamais devant le père, il en serait au désespoir. — On voit à quelle délicatesse atteignent les sentimens de ces Juifs polonais, que nous regardons comme finis et dégénérés.

Benjamin, qui étudiait à l’école de Lemberg, passait les vacances chez son père. Il avait beaucoup grandi et était devenu d’une pâleur et d’une maigreur effrayantes. Il avait des cheveux longs à la manière de nos artistes, et, comme disent nos Juifs, des vêtemens de chrétien. Il aimait à parler littérature ; Goethe était son poète de prédilection. Il me donna à entendre que le genre de vie de la maison était trop mesquin pour lui et arrêtait dans son essor le vol de son génie. De son vieux père il n’en fut pas question ; mais, en m’accompagnant chez moi, sur la route si souvent parcourue, il vit la lune monter derrière le sombre mur de verdure de la Dombrowna. Il s’arrêta court, fit tourner ses bras comme les ailes d’un moulin à vent, et se mit à déclamer de cette voix nasillarde usitée dans les synagogues :

Lune ! dans la tristesse amère où tu me vois,
Que ne m’éclaires-tu pour la dernière fois !