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clin d’œil, jusqu’à Butenzorg, où nous nous séparons. Encore une journée de repos sous la vérandah de l’hôtel, puis une autre journée de courses, d’achats, de visites, de corvées diverses à Batavia, terminée par un dernier dîner au consulat, et, le 4 au matin, je dis une dernière fois adieu à M. Delabarre sur le pont de l’Emirne, où il a bien voulu m’accompagner. C’est à peu près à la même époque que le paquebot de l’Eastern-Australian Company devait passer à Batavia et m’emmener en Australie, sans la mésaventure qui a abrégé mon voyage; j’obéis aux destins qui ne l’ont pas permis. L’Emirne, mettant le cap au nord, regagne l’hémisphère boréal et reprend la route de France. Tous les passagers sont Hollandais à bord ; parmi eux, plusieurs militaires et marins en congé : quand ce ne sont pas la basse littérature française et le débordement superficiel des mœurs parisiennes, — à propos desquelles du reste on ne nous ménage pas, — ce sont les destinées de la colonie qui font le sujet de toutes les conversations.

Vingt millions d’hommes obéissant à quelques milliers d’étrangers avec lesquels ils n’ont aucun rapport de race, de langue, de religion ni de caractère, travaillant pour enrichir ces maîtres antipathiques, la population la plus fière et autrefois l’une des plus belliqueuses et des plus puissantes de l’Océanie supportant la domination occidentale sans avoir même engagé de lutte pour la repousser, c’est là certainement l’un des résultats les plus extraordinaires auxquels soient parvenues jamais la volonté et la patience d’un petit peuple. Comme la puissance anglaise dans l’Inde, la domination hollandaise dans l’archipel malais n’est que le prix d’une tension prodigieuse, d’un effort intelligent et continu pour maintenir dans l’ordre, contenir et diriger des élémens humains impatiens du joug, et pour manier sans explosion les natures du monde les plus inflammables. Il n’a pas suffi pour cela d’une heureuse impulsion, d’une organisation savante établie une fois pour toutes et livrée à des successeurs quelconques. Il faut encore qu’à tout instant une politique habile consulte pour ainsi dire la température morale, suive les dépressions du sentiment public, et prévoie toutes les chances de conflit à temps pour les conjurer. Il faut que chaque fonctionnaire ait la conception nette du but que poursuit son gouvernement et que tous concertent leurs efforts dans une entente parfaite, ou plutôt obéissent à des instructions précises, se soumettent à une discipline exacte et soient pénétrés de l’esprit de leur mission. Gouverner à son profit tout un empire, sans en avoir l’air aux yeux des populations, sans froisser leur orgueil, tel est le problème qu’ont presque résolu les pacifiques conquérans de Java. Ils ont pour cela conservé tous les fonctionnaires indigènes de l’ancienne organisation oligarchique