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dominé du haut de son rocher de granit les flots mutinés de la Neva, Pierre le Grand est « Celui qui, sur son piédestal immobile, élève dans les ténèbres sa tête d’airain. Celui dont la volonté, semblable à celle du destin, a bâti sous les eaux une capitale. Qu’il est imposant dans le brouillard ! Quelle puissance dans cette tête pensive ! Quelle force cachée en lui, et dans ce cheval, quel feu! Où bondis-tu, fier coursier, où poses-tu ton pied d’airain? O puissant vainqueur du sort, n’est-ce pas sur cette hauteur que tu as, de son frein d’acier, fait cabrer la Russie sur l’abîme sans fond? » Et la nuit, quand on s’éloigne de la formidable idole, on croit, comme Evgenii, a entendre derrière soi un roulement de tonnerre, le choc d’un sabot de métal sur le sol ébranlé; éclairé des pâles rayons de la lune, la main tendue vers les nuées, c’est le cavalier de bronze, sur son cheval aux pieds d’airain, qui, bruyamment, pesamment, galope sur vos traces ! »

Dans le monument élevé en 1873 à Catherine II par M. Mikiéchine, l’heureux héritier de la tâche laissée par Falconet, on a groupé autour de l’impératrice quelques-uns des hommes qui contribuèrent à la splendeur du règne : les sciences sont représentées par la princesse Dachkof, la poésie par Derjavine, le génie des batailles par Potemkine, Roumantzof, Souvorof, les gloires maritimes par Alexis Orlof et Tchitchagof, la diplomatie par Bezborodko, les beaux-arts par Betski. Mais nos Français n’ont-ils rien fait pour la gloire de Catherine et, ce qui vaut mieux, pour la civilisation de la Russie? Si l’on n’avait voulu conserver à ce monument un caractère exclusivement national, n’y aurait-il pas eu place, parmi les fidèles sujets de Catherine, pour certains sujets de Louis XV? Falconet y représenterait mieux les beaux-arts que Betski, lui qui fut le soutien de Lossenkof. Voltaire n’y ferait-il pas aussi bonne figure qu’Elisabeth Dachkof? Peu importe que Catherine ait été un moment ingrate pour les Welches, qu’elle ait en 1777 refusé d’entrer dans l’atelier de Falconet, qu’elle ait, vers 1792, fait disparaître de ses appartemens les bustes de Voltaire. Dans la sérénité de l’histoire, les petits froissemens s’oublient, les grands faits subsistent. Les écrits de Voltaire, le bronze de Falconet, resteront comme des monumens impérissables de la puissante et bienfaisante action qu’eut alors le génie français sur le développement de la Russie, et c’est au temps de Catherine II que cette action se manifesta avec le plus d’éclat et d’intensité.


ALFRED RAMBAUD.