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du piédestal du monument, c’est-à-dire de ce bloc énorme de granit que Belski fit enlever d’un marais de la Finlande pour le transporter sur cet autre marécage qui s’appelait alors la place du Sénat. Ce bloc était fort propre à exprimer l’idée que Betski avait à cœur, à savoir que « la Russie est le plus vaste empire du monde. » Le général s’opposa à ce qu’on le diminuât trop notablement avant le transport, estimant « que l’opération en serait plus singulière et ferait plus de bruit en Europe. » Elle fit du bruit en effet, et le rocher de Pierre le Grand eut presqu’une légende. Les veines de cristallisation qu’il renfermait devinrent même, dans l’Almanach de Gotha (1770), des grenats, des topazes et des améthystes. On eût pu croire qu’on avait découvert un diamant du poids de 5 millions de livres. Réduite à 3 millions de livres, la roche avait encore 37 pieds de longueur sur 21 de largeur et 17 de hauteur; Falconet dut encore la dégrossir, tout en s’étudiant à lui garder son aspect fruste. Dans sa brochure, il se défend vigoureusement contre les critiques dont le harcelait Betski, et encore prétendait-il n’avoir pas toute liberté de se défendre. « M. de Betski est un vieillard octogénaire, il est décoré du cordon bleu, il occupe de belles et grandes places, il est favorisé de l’impératrice; or je vous demande s’il est prudent à moi d’avoir raison tout haut contre lui? »

Le modèle de la statue était achevé, le piédestal mis en place sur un sol affermi à grand renfort de pilotis. Pour quel motif Falconet restait-il à Saint-Pétersbourg? Il commençait ce qu’il appelle dans l’Essai sur les fontes en bronze les « années de mon impatience, » et ailleurs « les quatre ou cinq années de trop que je suis resté en Russie. » Il avait refusé de se charger de la fonte, et pendant que Betski était en quête d’un fondeur, il charmait ses ennuis en écrivant ses Commentaires sur Pline et des articles pour l’Encyclopédie. On embaucha d’abord un certain Ersmann, de Strasbourg, mais on le trouva insuffisant pour une pareille tâche et on le congédia. Cependant Falconet, avec son ardeur ordinaire, s’était mis à étudier les ouvrages spéciaux sur le coulage en bronze; il n’avait à la bouche que les exemples des grands fondeurs de l’antiquité et de la renaissance, et ses lettres à l’impératrice sont hérissées de détails techniques. Il s’était essayé avec le moulage de son Cupidon et de son Tireur d’épine, et l’opération avait parfaitement réussi. Après le renvoi d’Ersmann, il écrivit à l’impératrice qu’il se chargeait de l’entreprise et qu’il se contenterait de ce qui restait des 140,000 livres attribuées au fondeur strasbourgeois. Pendant qu’il faisait ses préparatifs, plus d’un se réjouissait à l’idée d’un échec. Enfin le grand jour arriva. Comment se passèrent les choses? Le marquis de Juigné, alors ambassadeur de France, qui ne semble