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ailleurs, mais il faut se faire à tout. Oh ! je n’étais pas si fou quand j’assurais à votre majesté que je ne travaillais que pour elle! » L’impératrice essaie de tout expliquer pour le mieux : « Si l’on ne vous dit mot, c’est par délicatesse; les uns ne se croient pas assez habiles, les autres peut-être craignent de vous déplaire en vous disant leur avis; d’autres encore n’y voient goutte. N’allez pas, comme bien des Welches, expliquer tout par le mauvais côté. » Bientôt les langues se délièrent : les évêques du saint-synode vinrent admirer Pierre le Grand, et le vénérable métropolite Platon voulut donner sa bénédiction à Falconet pour que la fonte réussît. Par contre, il s’en trouva qui furent scandalisés de voir que le cheval et le cavalier étaient plus grands que nature; d’autres critiquèrent le choix de l’habit russe, puisque le réformateur avait défendu de le porter; quelques-uns prirent à partie le serpent qui se tordait sous les sabots du coursier. C’est pour répondre à ces objections que Falconet imprimait en 1770 sa Lettre à M. Diderot. Il proclame qu’il est aussi ridicule d’habiller en Romain un homme de notre temps que d’endosser à Jules César l’habit à la française ou le cafetan russe; le costume de son Pierre le Grand est non pas l’habit romain, mais la tunique et le manteau de guerre qui sont presque les mêmes chez tous les peuples, chez les capitaines latins ou chez les anciens princes russes, chez les paysans du Tibre ou les bourlaks du Volga, et qui est à proprement parler l’habit héroïque. Quand Diderot vint à Saint-Pétersbourg, il visita l’atelier de son ami, manifesta hautement son admiration et fit justice des critiques mal fondées. « Je vous savais très habile homme, écrivit-il à Falconet, mais je veux mourir si je vous croyais rien de pareil dans la tête. Comment vouliez-vous que je devinasse que cette image étonnante fût dans le même entendement à côté de l’image délicate de votre Pygmalion? » Il approuva le sculpteur d’avoir chargé Mlle Collot d’exécuter la tête du héros, une fois qu’il se fut assuré qu’elle excellait dans les bustes. Il loua la beauté épique de son coursier, supérieur, assurait-il, à ceux de Bouchardon : Bouchardon avait vu de beaux chevaux dans les manèges de Paris, mais il n’était pas entré, comme Falconet, dans les écuries de Diomède et d’Achille. Il défendit le serpent, nécessaire d’ailleurs à l’équilibre de l’ensemble : « Est-ce que Pierre, est-ce que tous les grands hommes n’en ont pas eu à écraser? Est-ce que ce n’est pas le véritable symbole pour arrêter leur succès, susciter des obstacles et déprimer leurs travaux? N’est-il pas juste qu’après leur mort, leurs monumens foulent ce symbole hideux de ceux qui leur ont fait verser tant de larmes pendant leur vie? »

À ces polémiques se rattache un pamphlet de Falconet, les Entretiens d’un voyageur avec un statuaire, où il est question surtout