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M. de Betski, et je lui parlerai fortement; si rien n’opère, je prendrai alors la liberté de m’adresser encore une fois au souverain maître, et si enfui Lossenkof n’est pas heureux, je souffrirai avec lui sans avoir rien à me reprocher, mais il sera heureux quand votre majesté voudra.

« Pour ce qui me concerne, j’y ai aussi mon petit intérêt; c’est que je serai détesté par une foule de braves gens de ma connaissance, qui me font déjà l’honneur de haïr ce que je puis avoir de moins malhonnête. Ils me haïraient bien plus s’ils pouvaient soupçonner que je m’en fusse mêlé. »


Tout Falconet est dans cette lettre. Amoureux de l’art, plus sensible aux souffrances d’autrui qu’aux siennes propres, intrépide dans ses témérités de protecteur, toujours prêt à affronter les forts pour couvrir les faibles. Avec son tempérament de redresseur de torts, le voilà qui charge comme un autre don Quichotte sur les les grandes ailes de ce moulin à vent qui a nom Betski. Il me semble qu’ici la France, si souvent tournée en dérision par Catherine, prend sa revanche; si Louis XV semblait ignorer la valeur de certains de ses sujets, il faut qu’un Français avertisse Catherine de ce que vaut un Lossenkof. N’est-ce pas le cas de retourner contre elle ce qu’elle écrivait à D’Alembert : « Vous devez avoir chez vous une profusion de grands hommes, puisque le gouvernement ne se croit pas obligé à encourager ceux dont le génie est admiré dans les pays les plus lointains? » Plus tard Falconet parlera non sans amertume de la tragique destinée de Lossenkof : « Le pauvre et honnête garçon, avili, sans pain, voulant aller vivre ailleurs qu’à Pétersbourg, venait me dire ses chagrins; puis s’abandonnant à la crapule par désespoir, il était loin de deviner ce qu’il gagnerait à mourir. On lit sur la pierre sépulcrale qu’il était un grand homme... L’impératrice avait voulu l’encourager, mais enfin il eut une belle épitaphe. »

Non-seulement Falconet, par ses recommandations, par ses embauchages d’hommes au service de l’impératrice, en protégeant l’horloger Sandoz ou l’écrivain Lecointe, empiétait sur les attributions du factotum Betski, mais il s’attaquait à lui directement. Dès son arrivée en Russie il semble qu’il n’ait pu faire un mouvement sans le froisser. Betski, dans son rapport au sénat, avait exprimé le souhait que la statue de Pierre le Grand « pût produire sur nous le même enthousiasme dont nous sommes affectés en regardant le cheval de Marc-Aurèle. » Comme tous les hommes qui ont des connaissances peu étendues, il tenait fortement à ce qu’il pouvait savoir : il ne voyait rien au-delà du cheval de Marc-Aurèle; plus d’une fois il dut en persécuter le sculpteur. On le devine à l’acharnement que Falconet met à la critique de ce morceau : en 1768,