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à Paris, sur les victoires turques et polonaises. Falconet dit son avis sur tout, et se mêle de tout. Il note les tableaux qu’il convient d’acheter; il prend parti dans l’affaire de La Rivière et celle de l’abbé Chappe, dans cette dernière surtout avec tant d’ardeur que Diderot lui attribue un moment la paternité de l’Antidote. Il se permet de recommander à l’impératrice une foule de gens : un certain Simon, qui réclame une dette du temps de Pierre le Grand, un M. Girard, qui réfuterait à merveille le Voyage en Sibérie, un M. de Villiers qui remplacerait avantageusement La Rivière, un M. du Haussay qui augmenterait utilement le « petit nombre de Français estimables qui sont ici, » — un abbé poète, qui a fait des vers en l’honneur de l’impératrice, un M. de Marcillac, qui a composé des ouvrages sur l’art militaire, un chirurgien nommé Moreau, qui voudrait pratiquer son art dans les armées de Catherine II. Si on laissait faire Falconet, il peuplerait la Russie de Français distingués ou prétendus tels. L’impératrice est tout étonnée de ce zèle nouveau de nos compatriotes : elle était beaucoup plus habituée à les rencontrer dans le camp de ses ennemis, « Les Français, écrit-elle à Falconet, sont de plaisantes gens ; les uns veulent absolument me nuire, et c’est le plus grand nombre; les autres veulent me servir, et de ceux-là il n’y en a beaucoup. » Notre artiste d’ailleurs n’y mettait pas d’égoïsme national : s’il rencontrait un homme de mérite parmi les Russes, il prenait feu pour lui avec autant d’emportement et le patronnait envers et contre tous, sans se soucier des inimitiés. Il demanda de l’avancement pour Lascaris, comte de Carburi, qui avait opéré le transport du piédestal de granit, et ne daigna pas s’apercevoir que Betski entendait s’approprier la gloire de l’entreprise; il recommanda le peintre Lossenko ou Lossenkof, sachant fort bien à quels puissans adversaires il s’attaquait.


« Il s’agit de Lossenkof, habile, honnête et malheureux. Votre majesté lui veut du bien, croit lui en faire; mais si les organes qui doivent conduire le bien-être jusqu’à lui sont obstrués? Vous croyez, madame, qu’il fait vos tableaux? Oh! cela n’est pas ainsi. Tracassé, fatigué, chagriné, accablé par mille vétilles académiques, qui dans aucune académie du monde n’ont jamais regardé un professeur, Losseukof ne peut pas donner un coup de |pinceau : on le perdra, sans faute. Il est le premier peintre habile de la nation, on y est insensible, on le sacrifie. On n’aura que de médiocres artistes, tant qu’ils ne seront pas mieux traités, ou ils feront comme a fait M. Torelli, ils se retireront. Vous voyez, madame, qu’il faut que Lossenkof soit bien à plaindre, que j’aie le cœur bien gros, et que je connaisse toute la bonté de votre. âme forte, pour oser vous parler avec cette confiance. Je parlerai encore à