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pris en main les intérêts d’un noble peuple. Ce vieux sceptique, ce froid raisonneur, ce contemporain des roués de la régence, retrouve pour la cause des Hellènes une foi de jeune homme et des accens dignes de Byron. Il est vrai que pour affranchir les Grecs il livre aux Russes Constantinople, mais que lui importe ? les questions de civilisation à ses yeux doivent passer. avant les questions d’équilibre européen, et il laisse échapper ces mots, qui auraient pu prendre naguère la signification d’une prophétie : « Je pense très sérieusement que si jamais les Turcs doivent être chassés d’Europe, ce sera par les Russes. »

Sous la légèreté habituelle et la frivolité affectée de sa correspondance, on sent passer un frémissement d’enthousiasme pour la liberté de la Grèce et la renaissance hellénique : « Ceux qui souhaitaient des revers à votre majesté seront bien confondus. Eh ! pourquoi lui souhaiter des disgrâces dans le temps qu’elle venge l’Europe ? Ce sont apparemment des gens qui ne veulent pas qu’on parle grec, car, si vous étiez souveraine de Constantinople, votre majesté établirait bien vite une belle académie grecque : on vous ferait une Cateriniade ; les Zeuxis et les Phidias couvriraient la terre de vos images, la chute de l’empire ottoman serait célébrée en grec, Athènes serait une de vos capitales, la langue grecque deviendrait la langue universelle, tous les négocians de la mer Egée demanderaient des passeports à votre majesté. » Et déjà le voilà qui devance les armées russes, qui galope en éclaireur sur la route d’Athènes, qui appelle aux armes les vieux Spartiates et qui rebâtit la ville de Troie. Hélas ! c’est ici surtout que Voltaire était réservé à une cruelle déception. Catherine devait abandonner les Grecs, et les chants nationaux de la Roumélie ne le lui ont pas encore pardonné[1]. Aux lettres ardentes de Voltaire elle répond par quelques mots froids et contraints qui présagent une déception pour « les enfans du galant Alcibiade » et pour le philhellène de Ferney : « Les Grecs, les Spartiates ont bien dégénéré ; ils aiment la rapine mieux que la liberté. »

Néanmoins Catherine II apparut toujours à Voltaire comme le champion de la civilisation. Voilà pourquoi, tandis que Choiseul pousse les Turcs à la guerre, il s’obstine à faire des vœux pour leur défaite. Il voudrait que la France équipât « trente vaisseaux de ligne contre Constantinople. » Il appelle au secours de Catherine l’empereur d’Allemagne et les flottes de Venise. Tandis que les ministres de Louis XV envoient des officiers français à Mustapha, Voltaire cherche à en embaucher pour la tsarine. Par amour pour elle. Voltaire devient ingénieur, inventeur de chars de guerre, renouvelés

  1. Émile Legrand, Recueil de chansons populaires grecques, Paris 1873, p. 113.