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de ce qu’elle appelait son petit ménage, elle n’était avec Voltaire qu’une bonne ménagère d’impératrice. Enfin, depuis quarante ans, l’élève de Ninon de Lenclos avait achevé d’apprendre à vivre; il avait l’expérience des cours, il savait l’art d’éviter toute indiscrétion, toute insistance, et d’oser tout sans rien risquer.

Rien de charmant comme de voir aux prises ces deux admirables coquettes. Voltaire et Catherine II, d’observer leur manège et leurs œillades. L’impératrice a peut-être l’avantage dans cette guerre de boudoir. « Depuis que j’ai du bonheur, écrit-elle, l’Europe me trouve beaucoup d’esprit; cependant à quarante ans on n’augmente guère devant le Seigneur en esprit et en beauté. » N’est-ce pas là le comble de l’art que de paraître avouer son âge? Elle a quarante ans déjà! La voyez-vous se mûrissant à plaisir, comme Voltaire se vieillit ! Et lui, à son tour, pour ne pas être en reste de mièvrerie, badine sur la mort, un sujet qu’affectionnent les sages, Cicéron, Horace, Montaigne, et qui amène toujours un peu d’attendrissement chez une belle lectrice. N’est-il pas temps pour lui d’aller porter à Pierre Ier dans l’autre monde la nouvelle des grandes choses accomplies en celui-ci par Catherine? Et celle-ci de répondre : « Je vous prie bien sérieusement de remettre cette partie le plus longtemps que faire se pourra. Ne chagrinez pas vos amis de ce monde pour l’amour de ceux qui sont dans l’autre. »

Un autre thème sur lequel le grand écrivain aime à broder, c’est l’idée d’un voyage à Saint-Pétersbourg. Est-il bien sincère dans ses promesses de visite? Il a été voir un roi à Berlin et s’en est mal trouvé; Mme Geoffrin en a été voir un autre à Varsovie et s’en est revenue assez peu contente ; Voltaire connaît peut-être le passage où Comines énumère les raisons qui rendent les entrevues personnelles entre souverains plus nuisibles qu’utiles. « Je n’ai jamais voulu aller à Rome, écrit-il à Catherine; j’ai senti toujours de la répugnance à voir les tombeaux des Scipions foulés aux pieds des prêtres, mais je meurs de regret de ne point voir des déserts changés en villes superbes et 2,000 lieues de pays civilisées par une héroïne. Mon cœur est comme l’aimant, il se tourne vers le nord. » Toutefois il préfère attendre que Catherine ait transporté le siège de son empire à Constantinople, ou changé le climat de la Russie, déplacé les degrés de latitude du 60e au 40e ; c’est pure malice à elle si elle ne le fait pas. N’est-elle pas une déesse? Oui, et l’on ne sait pourquoi elle porte le nom de Catherine, qu’Homère n’a jamais connu et n’aurait pu chanter? Junon, Minerve, Vénus, Cérès, à la bonne heure ! Avec quel à-propos, — sauf en un point, — répond l’impératrice à ces galanteries un peu trop mythologiques! « Comme je ne me crois pas en droit d’être chantée, je ne changerai point mon nom contre celui de l’envieuse Junon; je n’ai point assez de présomption