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et les ridicules controverses du XVIIIe siècle. Seuls, les lettrés et les philosophes maintenaient à la France sa suprématie européenne; ils rendaient notre langue universelle, alors que M. de Soubise était battu ; ils faisaient qu’au fond de la Crimée un khan des Tatars, Krim-Ghireï, prenait plaisir à se faire lire le Tartufe et le Bourgeois gentilhomme. Vainement on leur reprochera de s’être désintéressés du succès des batailles, des efforts de la diplomatie : la nation tout entière pratiquait la même abstention et refusait de prendre parti entre Mme de Pompadour et Frédéric II. Tandis que les cabinets enchevêtraient leurs intrigues et faisaient tuer inutilement quelque six ou sept cent mille hommes, les lettrés de Paris s’efforçaient d’unir par les liens d’une même fraternité les penseurs de tous pays; ils élargissaient l’idée de patrie et fondaient ce cosmopolitisme du XVIIIe siècle qui aujourd’hui peut bien nous apparaître comme un âge d’or. N’oublions pas d’ailleurs que ce sont les idées cosmopolites propagées par nos philosophes qui plus tard ont facilité les succès de la révolution, qui ont fait voler nos armées jusqu’au Rhin, qui nous ont ouvert les portes de Mayence et des forteresses les mieux gardées, et qui ont fait voter, par une convention de députés rhénans, l’annexion à la république française. Au XVIIIe siècle, c’était presque du patriotisme que d’affecter le mépris pour ces joutes militaires, pour ces jeux diplomatiques où tout l’avantage était aux Prussiens et aux Anglais; c’était du patriotisme que de transporter l’émulation sur un autre terrain, où les Montesquieu et les Diderot nous assuraient d’éclatantes revanches. Voltaire avait conscience de cette suprématie de la France intellectuelle. « Ce qui fait le grand mérite de la France, écrivait-il à Mme du Deffand, ce qui fait son unique supériorité, c’est un petit nombre de génies sublimes ou aimables qui font qu’on parle aujourd’hui français à Vienne, Stockholm et Moscou. Vos ministres, vos intendans, vos premiers commis n’ont aucune part à cette gloire. »

Après quarante années de succès, Voltaire, le représentant le plus élevé de l’esprit philosophique, n’avait à se faire le courtisan et le bouffon de personne, ni de Frédéric II, ni de Gustave III, encore moins d’une jeune impératrice qu’il attendait à l’œuvre. Avec Catherine II, plus encore qu’avec les autres têtes couronnées, il traitait de puissance à puissance. Quand Voltaire, à cet âge, devenait l’ami d’un souverain, c’était en vertu d’une sorte de traité dont les clauses tacites étaient consenties de part et d’autre. Catherine II était-elle disposée à contribuer au progrès de la raison, à être l’un des combattans du XVIIIe siècle, à faire triompher dans ses états la tolérance religieuse, à poursuivre sous toutes leurs formes l’ignorance et le fanatisme? était-elle résolue à avouer les écrivains français persécutés dans leur pays, à flétrir les juges de