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mais Sophie d’Anhalt, devenue Catherine II, se considérait comme le plus digne successeur du grand homme et se croyait appelée à continuer son œuvre de régénération. Chez elle, l’amour de la gloire produisait les mêmes effets que chez Elisabeth l’amour filial : celle-ci avait chargé Voltaire d’immortaliser son père dans l’histoire, celle-là fit venir le sculpteur Falconet. Souvent les œuvres littéraires ont la prétention de durer plus que le bronze, œre perennius ; mais cette fois l’airain semble reprendre son avantage sur le livre. On a fait en Russie des histoires de Pierre le Grand meilleures que celle de Voltaire, on n’y a peut-être rien fait de supérieur à la statue de Falconet.


I.

Avant d’étudier les documens nouveaux qui se rattachent à la correspondance de Catherine II et de Voltaire, je tiens à bien préciser le caractère de leurs relations. Des critiques fort distingués me semblent les avoir mal comprises. Sainte-Beuve, dans ses Nouveaux Lundis, trouve que, si la correspondance est tout à l’honneur de l’impératrice, elle est moins à l’honneur de Voltaire, qu’il y fait un peu trop « le fou d’admiration, » qu’on trouve dans ses lettres « trop de lazzis et de turlupinades, » et que plus de sérieux l’aurait fait estimer davantage de celle qu’il s’étudie à flatter. C’est ne pas tenir un compte exact de la situation (respective des deux correspondans. A l’époque où ils commencèrent cet échange de lettres, Catherine II n’était encore connue en Europe que par le coup d’état de 1762 : elle n’avait encore à se glorifier d’aucun grand succès; elle n’avait encore ni réformé les lois ni vaincu la Turquie. Voltaire était au contraire dans toute sa gloire; il était le maître de l’opinion européenne et le chef reconnu du grand parti philosophique. La souveraineté de l’impératrice était encore mal assurée ; celle de l’écrivain était incontestable. Personnellement il n’avait pas besoin de Catherine, et Catherine pouvait avoir besoin de Voltaire. En un certain sens, il tenait en Europe la place du roi très chrétien; le vrai représentant de la France, c’était lui et non pas Louis XV, car la vraie France alors, ce n’était pas celle des maîtresses royales ou des généraux d’antichambre, c’était celle des écrivains et des penseurs, qui avaient donné à la patrie plus de gloire intellectuelle qu’elle n’avait perdu de gloire militaire sur les champs de bataille de la guerre de sept ans. Ce qui officiellement représentait le pays était déconsidéré, mûr pour la révolution : le roi avilissait la royauté; les armées avaient compromis la vieille réputation guerrière de notre race; la magistrature se rendait odieuse par son attachement à de cruelles routines, l’église avait à expier les horreurs de la révocation